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mardi 14 janvier 2020

"Belle du Seigneur" d'Albert Cohen (1968)


… voilà je suis revenue nue avec l’aiguière moi très religieuse lui toujours royal il m’ignore faut qu’il m’ignore alors moi à genoux je verse doucement l’eau sur ses pieds nus poudreux de la route tout doucement je dénoue mes cheveux ils sont très longs dans le rite avec mes longs cheveux j’essuie les pieds sacrés je le fais longtemps oh c’est bon il me laisse faire parce que tout lui est dû j’adore ça encore encore maintenant je baise les pieds il me laisse faire il ne me châtie pas de mon audace lèvres collées sur les pieds sacrés longtemps longtemps maintenant je lève la tête et c’est son sourire merveilleux son sourire qui accepte que je oh je tremble en approchant je vais puisqu’il permet que oui je oh c’est encore encore oh encore ô mon seigneur encore encore de vous encore seigneur en moi

-Mais ma voiture est là, chère, je peux demander à mon chauffeur de vous conduire à la gare et ça ne me détournera pas puisque c’est sur le chemin. Sauf que, évidemment, vos bagages pourraient abîmer le tissu de mes banquettes, mais tant pis, j’accepterai. Peut-être que je serai contente de mon sacrifice, en tout cas je m’y efforcerai.

Et puis, dit Madame Demme, après avoir croqué son dernier quartier de pomme avec un infernal petit bruit d’égoïsme.

Il s’arrêta, affila son nez, et Adrien se mit en posture d’audition passionnée. Son cou en avant pour mieux capter les perles qui allaient sortir, son regard aiguisé par les paupières à demi fermée pour faire concentré et buveur de paroles, son menton soutenu par sa main droite pour faire méditatif, ses jambes intellectuellement croisées, son visage vieilli d’attention, la courbe déférente de ses sourcils, tout en lui manifestait à la fois une attention intense, une fervente expectative, une compréhension déjà convaincue, toute chargée d’approbation, et un délice cérébral anticipé, non moins qu’un fidèle attachement administratif.

Affreux. Car cette beauté qu’elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs, et dents mordeuses, cette beauté qu’est-elle, sinon témoignage de jeunesse et de santé, c’est-à-dire de force physique, c’est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l’ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l’antique pouvoir de l’âge de pierre, et c’est ce pouvoir que cherche l’inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes. D’où leur passion pour les officiers de carrière. Bref, pour qu’elles tombent en amour il faut qu’elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger.

Oh, dites, que fais-je au milieu de ces mannequins politiques, ministres et ambassadeurs, tous sans âme, tous imbéciles et rusés, tous dynamiques et stériles, bouchons de liège au fil du fleuve…

… le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l’hominien d’en face qu’il est pacifique, qu’il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve il les lui montre, inoffensives.

Tout cela pour que l’idiote déduise que je suis de l’espèce miraculeuse des amants, le contraire d’un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre vingt-quatre heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d’être vrai, donc piteux.

O les sales nostalgiques yeux de l’idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de dix mètres d’intestins.

Tais-toi, dit Mangeclous en écartant le petit bonhomme, tais-toi, ô fond de la cuillère et extrémité du macaroni !

Ferme ton orifice sans importance, ô ongle du petit orteil, ou même sa rognure ! intima Mangeclous. Laisse plus éloquent parler, et qui en est capable discourir ! 

… il se dirigea avec les dandinements du séducteur vers la villa des Deume, large et haut, cependant que Mangeclous, debout et le poing tendu, le maudissait avec abondance et virtuosité, lui souhaitant entre autres de vivre cent ans, mais aveugle et demandant en vain l’aumône à ses bâtards.

- Ecoutez ! cria Salomon
- Silence, ô petit pois ! tonna Mangeclous. Et un cancer à ta langue bavarde !

-      O moustachu paillard, que nous racontes-tu ces événements du passé que nous connaissons aussi bien que toi ? s’indigna Mangeclous. Au fait ! Et explique pourquoi nous sommes ici avec deux chevaux et une voiture à puissance de pétrole !
-      Attends, cher Michaël, ne commence pas car il faut que j’aille faire mon petit besoin, dit Salomon.
-      Un cancer supplémentaire à ta vessie inopportune, ô empêcheur de révélation ! cria Mangeclous.

-      Dame qui a vouloir de copuler, mari ne saurait l’empêcher, improvisa Mangeclous, et il sourit à son talent…

-… ô fourmi à tête humaine.

-Quel plaisir ? questionna Michaël agressif. Mais ne sais-tu pas, ô petits œufs, ô fils d’un père à claire semence, ne sais-tu pas les plaisirs qui les attendent en cette nuit de grande chaleur ?

-Il t’arrive de passablement raisonner, ô fève et féverole, dit Mangeclous.

- Cher Salomon, fit-il, aurais-tu encore quelques pistaches salées à me bailler par aimable bonté ?
- Hélas, cher Mangeclous, il ne m’en reste plus, je te les ai toutes données.
- En ce cas que tu crèves, bâilla Mangeclous. 

Et maudits les ossements lubriques de ta grand-mère !

Hier, lorsque par jeu et en somme pour lui faire plaisir il l’avait poursuivie sur la plage déserte, elle avait poussé des cris perçants de fille effrayée, courant et idiotement sautant, et agitant les bras comme des ailes disloquées, maladroitement les agitant, soudain hystérique et étrangement dégingandée, soudain une longue fille d’âge ingrat, il en avait eu de l’écœurement, une sorte de dégoût, une honte, un sentiment de déchéance, l’impression qu’il courait derrière un grand canari femelle.

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