Ce
qu’il y a, c’est que je pense très rarement ; alors une foule de petites
métamorphoses s’accumulent en moi sans que j’y prenne garde et puis, un beau
jour, il se produit une véritable révolution.
Trois
heures. Trois heures, c’est toujours trop tard ou trop tôt pour tout ce qu’on
veut faire. Un drôle de moment dans l’après-midi.
Je
digère lourdement, près du calorifère, je sais d’avance que la journée est
perdue. Je ne ferai rien de bon, sauf peut-être à la nuit tombée.
Quand
il fera noir, les objets et moi, nous sortirons des limbes.
Les
gens qui vivent en société ont appris à se voir, dans les glaces, tels qu’ils
apparaissent à leurs amis. Je n’ai pas d’amis : est-ce pour cela que ma
chair est si nue ? On dirait - oui, on dirait la nature sans les hommes.
Pour
cent histoires mortes, il demeure tout de même une ou deux histoires vivantes.
Celles-là je les évoque avec précaution quelquefois, pas trop souvent, de peur
de les user. J’en pêche une, je revois le décor, les personnages, les
attitudes. Tout à coup je m’arrête : j’ai senti une usure, j’ai vu pointer
un mot sous la trame des sensations. Ce mot-là, je devine qu’il va bientôt
prendre la place de plusieurs images que j’aime. Aussitôt je m’arrête, je pense
vite à autre chose ; je ne veux pas fatiguer mes souvenirs. En vain ;
la prochaine fois que je les évoquerai, une bonne partie s’en sera figée.
Les
aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qu’on raconte dans
les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. C’est à
cette manière d’arriver que je tenais si fort.
Quelque
chose commence pour finir : l’aventure ne se laisse pas mettre de rallonge ;
elle n’a de sens que par sa mort.
Voici
ce que j’ai pensé : pour que l’événement le plus banal devienne une
aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter. C’est ce qui dupe
les gens : un homme, c’est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré
de ses histoires et des histoires d’autrui, il voit ce qui lui arrive à travers
elles ; et il cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait.
Mais
il faut choisir : vivre ou raconter.
On a
l’air de débuter par le commencement : « C’était par un beau soir
de l’automne de 1922. J’étais clerc de notaire à Marommes. » Et en
réalité c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente,
c’est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un
commencement.
On
ne met pas son passé dans sa poche ; il faut avoir une maison pour l’y
ranger. Je ne possède que mon corps ; un homme tout seul, avec son seul
corps, ne peut pas arrêter les souvenirs ; ils lui passent au travers. Je
ne devrais pas me plaindre ; je n’ai voulu qu’être libre.
Il
n’avait jamais fait d’autre retour sur soi : c’était un chef.
Même
si je reste, même si je me blottis en silence dans un coin, je ne m’oublierai
pas. Je serai là, je pèserai sur le plancher. Je suis.
Je
ne le voyais pas simplement ce noir : la vue, c’est une invention
abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là,
présence amorphe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût. Mais
cette richesse tournait en confusion et finalement ça n’était plus rien parce
que c’était trop.
L’essentiel
c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas
la nécessité. Exister, c’est être là, simplement…
L’existence
n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous
envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre
cœur comme une grosse bête immobile…ou alors il n’y a plus rien du tout.
Il y
avait des imbéciles qui venaient vous parler de volonté de puissance et de
lutte pour la vie. Ils n’avaient donc jamais regardé une bête ni un arbre ?
Ce platane, avec ses plaques de pelade, ce chêne à moitié pourri, on aurait
voulu me les faire prendre pour de jeunes forces âpres qui jaillissent vers le
ciel.
Impossible
de voir les choses de cette façon-là. Des mollesses, des faiblesses, oui.
Ils
n’avaient pas envie d’exister, seulement ils ne pouvaient pas s’en
empêcher ; voilà.
Je
me laissai aller en arrière et je fermai les paupières. Mais les images,
aussitôt alertées, bondirent et vinrent remplir d’existences mes yeux
clos : l’existence est un plein que l’homme ne peut quitter.
La
prendre dans mes bras… A quoi bon ? Je ne peux rien pour elle ? Elle
est seule comme moi.
Je
suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre, toutes celles que
j’ai essayées ont lâché et je ne peux plus en imaginer d’autres.
Je
suis seul dans cette rue blanche que bordent les jardins. Seul et libre. Mais
cette liberté ressemble un peu à la mort.
Tout
ce qui reste de réel, en moi, c’est de l’existence qui se sent exister.
Je
sais très bien que je ne veux rien faire : faire quelque chose, c’est
créer de l’existence… et il y a bien assez d’existence comme ça.
« Some of these days, you’ll
miss me honey »
Ça
s’est passé comme ça. Comme ça ou autrement mais peu importe. C’est comme ça
qu’elle est née. C’est le corps usé de ce juif aux sourcils de charbon qu’elle
a choisi pour naître. Il tenait mollement son crayon, et des gouttes de sueur
tombaient de ses doigts bagués sur le papier. Et pourquoi pas moi ?
Est-ce
que je pourrais pas essayer ?
… mais
il faudrait qu’un devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages,
quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence. Une
histoire, par exemple, comme il ne peut en arriver, une aventure. Il faudrait
qu’elle soit belle et dure comme de l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de
leur existence.
Un
livre. Naturellement […] ça ne
m’empêcherait pas d’exister ni de sentir que j’existe. Mais il viendrait bien
un moment où le livre serait écrit, serait derrière moi et je pense qu’un peu
de clarté tomberait sur mon passé. Alors peut-être que je pourrais, à travers
lui, me rappeler ma vie sans répugnance.
Et
j’arriverais (au passé, rien qu’au passé) à m’accepter.
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