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vendredi 3 janvier 2020

"La nausée" de Jean-Paul Sartre (1938)


Ce qu’il y a, c’est que je pense très rarement ; alors une foule de petites métamorphoses s’accumulent en moi sans que j’y prenne garde et puis, un beau jour, il se produit une véritable révolution.

Trois heures. Trois heures, c’est toujours trop tard ou trop tôt pour tout ce qu’on veut faire. Un drôle de moment dans l’après-midi.

Je digère lourdement, près du calorifère, je sais d’avance que la journée est perdue. Je ne ferai rien de bon, sauf peut-être à la nuit tombée.

Quand il fera noir, les objets et moi, nous sortirons des limbes.

Les gens qui vivent en société ont appris à se voir, dans les glaces, tels qu’ils apparaissent à leurs amis. Je n’ai pas d’amis : est-ce pour cela que ma chair est si nue ? On dirait - oui, on dirait la nature sans les hommes.

Pour cent histoires mortes, il demeure tout de même une ou deux histoires vivantes. Celles-là je les évoque avec précaution quelquefois, pas trop souvent, de peur de les user. J’en pêche une, je revois le décor, les personnages, les attitudes. Tout à coup je m’arrête : j’ai senti une usure, j’ai vu pointer un mot sous la trame des sensations. Ce mot-là, je devine qu’il va bientôt prendre la place de plusieurs images que j’aime. Aussitôt je m’arrête, je pense vite à autre chose ; je ne veux pas fatiguer mes souvenirs. En vain ; la prochaine fois que je les évoquerai, une bonne partie s’en sera figée.

Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qu’on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. C’est à cette manière d’arriver que je tenais si fort.

Quelque chose commence pour finir : l’aventure ne se laisse pas mettre de rallonge ; elle n’a de sens que par sa mort.

Voici ce que j’ai pensé : pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter. C’est ce qui dupe les gens : un homme, c’est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d’autrui, il voit ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait.
Mais il faut choisir : vivre ou raconter.

On a l’air de débuter par le commencement : « C’était par un beau soir de l’automne de 1922. J’étais clerc de notaire à Marommes. » Et en réalité c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement.

On ne met pas son passé dans sa poche ; il faut avoir une maison pour l’y ranger. Je ne possède que mon corps ; un homme tout seul, avec son seul corps, ne peut pas arrêter les souvenirs ; ils lui passent au travers. Je ne devrais pas me plaindre ; je n’ai voulu qu’être libre.

Il n’avait jamais fait d’autre retour sur soi : c’était un chef.

Même si je reste, même si je me blottis en silence dans un coin, je ne m’oublierai pas. Je serai là, je pèserai sur le plancher. Je suis.

Je ne le voyais pas simplement ce noir : la vue, c’est une invention abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là, présence amorphe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût. Mais cette richesse tournait en confusion et finalement ça n’était plus rien parce que c’était trop.

L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement…

L’existence n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse bête immobile…ou alors il n’y a plus rien du tout.

Il y avait des imbéciles qui venaient vous parler de volonté de puissance et de lutte pour la vie. Ils n’avaient donc jamais regardé une bête ni un arbre ? Ce platane, avec ses plaques de pelade, ce chêne à moitié pourri, on aurait voulu me les faire prendre pour de jeunes forces âpres qui jaillissent vers le ciel.

Impossible de voir les choses de cette façon-là. Des mollesses, des faiblesses, oui.

Ils n’avaient pas envie d’exister, seulement ils ne pouvaient pas s’en empêcher ; voilà.

Je me laissai aller en arrière et je fermai les paupières. Mais les images, aussitôt alertées, bondirent et vinrent remplir d’existences mes yeux clos : l’existence est un plein que l’homme ne peut quitter.

La prendre dans mes bras… A quoi bon ? Je ne peux rien pour elle ? Elle est seule comme moi.

Je suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre, toutes celles que j’ai essayées ont lâché et je ne peux plus en imaginer d’autres.

Je suis seul dans cette rue blanche que bordent les jardins. Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort.

Tout ce qui reste de réel, en moi, c’est de l’existence qui se sent exister.

Je sais très bien que je ne veux rien faire : faire quelque chose, c’est créer de l’existence… et il y a bien assez d’existence comme ça.

« Some of these days, you’ll miss me honey »
Ça s’est passé comme ça. Comme ça ou autrement mais peu importe. C’est comme ça qu’elle est née. C’est le corps usé de ce juif aux sourcils de charbon qu’elle a choisi pour naître. Il tenait mollement son crayon, et des gouttes de sueur tombaient de ses doigts bagués sur le papier. Et pourquoi pas moi ?

Est-ce que je pourrais pas essayer ?

… mais il faudrait qu’un devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages, quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence. Une histoire, par exemple, comme il ne peut en arriver, une aventure. Il faudrait qu’elle soit belle et dure comme de l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence.

Un livre.  Naturellement […] ça ne m’empêcherait pas d’exister ni de sentir que j’existe. Mais il viendrait bien un moment où le livre serait écrit, serait derrière moi et je pense qu’un peu de clarté tomberait sur mon passé. Alors peut-être que je pourrais, à travers lui, me rappeler ma vie sans répugnance.
Et j’arriverais (au passé, rien qu’au passé) à m’accepter.

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