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jeudi 5 décembre 2019

"Le temps du désir" de Denis Vasse (1969)

Comme si vivre n’était pas vivre, mais connaître les lois de la vie. Les pervers savent ce qu’ils devraient vivre : leur vie est ordonnée à la confirmation de leur savoir au lieu que le savoir soit l’expression de leur vie (…) les hommes engagés dans un processus qui les sépare de leur corps ne peuvent véritablement perdre une vie qu’ils n’ont jamais eue. Artisans d’une indéfinie macération, ils jouent à perdre ce qu’ils n’ont pas et leur tristesse ne se transforme jamais en joie. Quoi qu’ils en disent. Leur comportement dans le monde est sans vigueur et sans élégance.

En vérité, l’homme n’a pas la parole, il en est la trace. Quand elle surgit en lui, il croit la prendre (…)

En fait, il ne donne que ce qu’il reçoit. Là se situe toute sa responsabilité. Il a à se laisser devenir responsable du mouvement qui le crée (…)
Dès qu’il cesse de rendre l’air qu’il respire, il suspend son souffle et meurt. Dès qu’il cesse de renvoyer comme une écho unique la parole qu’il entend, il la perd. Dès qu’il cesse de transmettre la vie qu’il a reçue, il se dessèche. (…)
C’est en niant, en consommant la parole de ceux qui l’ont précédé, en s’en nourrissant, que l’homme devient susceptible de prendre à son compte un « oui » qui est le sien, de répondre comme un écho vivant. Il est et il n’est pas la vie qu’il dit être. Mais il a sa manière unique de le dire (…)
Il est désiré par Dieu et il le désire. Il est l’écho d’un désir qu’il ne peut pas concevoir mais dont il témoigne. 
C’est en renonçant à l’unité du tout, qu’il ne peut concevoir que comme un totalitarisme, que l’homme trouve son unité perdue. Il ne la trouve jamais que déjà perdue. En renonçant dans son corps à l’unité imaginaire d’où serait bannie toute différence, la vie de l’homme prend la saveur du service.
La vérité du désir est, comme toute vérité, inaccessible à la maîtrise de l’homme. Elle se donne constamment à découvrir.

Le développement des sciences dite « de l’homme » montre chaque jour davantage que l’homme croyait posséder la parole, la maîtrise, l’avoir, et qu’il n’en est de fait que l’écho. L’homme est, dans son corps, parole qui se réfléchit et qui réfléchit la parole de l’autre. Il est le signifiant d’une parole qui existe avant lui et perdure après lui et que son corps ancre dans le monde. Il est le mouvement même de la prière (…) L’homme n’est pas, pour [la foi ], pure opération.  Il est Opération de la Parole de Dieu, opération qui a un sens. Pour elle, cette Parole opératoire, le Verbe, se révèle dans le Christ.

De requête en requête, poussé par la nécessité du besoin, l’homme formule à l’adresse du monde une demande à laquelle ne correspond, dans le monde, aucune réponse adéquate. Il demande quelque chose comme la persistance d’une présence qui témoignerait de la vérité de son être, ce qu’aucun objet, aucun autre homme ne peut lui assurer : l’objet est voué à la disparition dans la consommation, l’autre à la mort. La sécurité qu’il croit trouver dans le monde le renvoie au désert de sa soif, là où il n’y a rien ni personne. Le désert, l’absence, est ce qui nous ouvre à autre chose que la chose

Si l’affection désordonnée est stigmatisée comme une des entraves les plus puissantes au développement de l’homme, c’est qu’en effet, par elle, la tendresse humaine est ramenée à l’économie de la consommation […] Le sujet s’y trouve réduit à l’état d’objet de l’autre. Il entend donner la preuve de l’authenticité de son amour en justifiant un exclusivisme massif à l’endroit de l’objet aimé.

Il ne se définit que dans le pur rapport à l’autre et tient pour rien le rapport de l’autre au monde et aux autres, qui le constitue comme Autre pour lui […] Il est clair qu’une telle relation vise à supprimer le temps et l’espace de ce monde en tant qu’il passe. Elle tente de supprimer la mort et, ce faisant, elle barre tout accès à la communion qui exigent la différenciation des gens qui s’aiment. L’objet d’un tel amour (peut-on encore employer ce mot ?) est survalorisé. […] Il est l’idole.

C’est bien plutôt à cette fuite dans un monde imaginaire, ou trop  précocement « surnaturalisé » qu’il s’agit de renoncer pour vivre. Plus exactement ce renoncement-là est la vie même. Il se reconnaît à ce que la présence de l’autre n’est plus vécue comme une invasion ou une préoccupation obsédante, à ce qu’elle libère une parole proférée de plus en plus comme la mienne et m’engageant dans un service décontaminé de la servilité. 

La gourmandise ne paie pas du prix du temps, c’est-à-dire d’une existence réelle, la consistance du désir de l’autre. Ainsi en est-il du Don Juan qui masque son impuissance à exister et à laisser exister sous le couvert d’une intense activité génitale. Il se réassure perpétuellement grâce à son pouvoir irrésistible de conquête… sans que jamais l’objet de sa prise le délivre de son besoin de prendre. 

[La chasteté] témoignage, dans le corps, du désir qui l’anime. C’est ainsi que toute créature que je touche, mon prochain, devient progressivement l’objet de mon désir, signe d’une existence reconnue et intouchable, inaltérable, différente. La mort du besoin - non sa négation - ouvre à la vie du désir.

[L’homme] est animé d’un désir d’être tout, d’être à lui-même son origine et sa fin, d’être. Mais c’est dans la mesure même où il renonce à avoir l’être qu’il EST.

Dans la relation humaine, l’autre apparaît radicalement autre, Autre, dans la mesure où je n’en ai pas besoin (…)

Dès l’origine, la mère s’offre à la satisfaction de tous les besoins du petit d’homme : elle est « l’objet primordial » dont la seule présence est signe de rassasiement et de vie. Mais si elle est le lieu d’apaisement de toute tension et de toute douleur, elle ne disparaît jamais entièrement dans la plénitude du rassasiement. En la consommant, l’enfant ne la tue pas. Elle reste à découvrir comme autre chose qu’un objet. Déjà se noue le processus qui sera vécu, dans la sexualité, sur un autre mode : la consommation de l’acte révèle l’autre dans sa persistance, Autre. Au jeu rythmé de l’apparition et de la disparition d’une tension, est liée la découverte d’une radicale différence entre l’autre et moi (…)
Le renoncement est le pivot du mouvement de conversion du besoin en désir (…) Saint Luc, dans la parabole de l’enfant prodigue, éclaire d’une illustration vigoureuse ce mouvement. La crispation violente sur le besoin de consommer le monde, sur l’argent, les femmes et les banquets, conduit le fils à  considérer ce qui manque à tous ces objets et l’impossibilité où ils sont de lui donner ce qu’il cherche : il rentre en lui-même, il y renonce, et, dans le même mouvement, redécouvre le Père qui n’est aucunement, lui, l’objet de son besoin, mais auprès duquel, pourtant, il trouvera accès à la joie du banquet, des noces et de l’héritage (…)
La prière est le lieu de cette conversion.

(…) « le service est de  l’ordre du renoncement. Il manifeste ce qu’il est en renonçant à ce qu’il a. Le service, au sens où nous l’entendons, se reconnaît à ceci : c’est un évènement « où quelque chose se passe » qui est autre chose que la chose réalisée. A cette marque nous reconnaissons le désir qui noue l’homme en un être nouveau et lui donne l’assurance qu’il n’est pas un pur produit, une pure chose. 

[Le surmoi] est à la fois survivance de l’autorité extérieure et naissance d’un autorité nouvelle, celle du sujet, qui, après s’être opposée à la première, va s’en détacher pour courir le risque de sa propre aventure dans le champ qu’elle aura à conquérir. C’est à ce point nodal, continuité dans la rupture, qu’il faut remonter pour saisir la racine du processus de sublimation par lequel chacune de nos existences œuvre à sa propre tâche. La sublimation n’est pas, comme on le croit souvent, l’idéalisation vague et désincarnée qui éviterait le conflit de l’engagement dans le corps et dans le monde. Empruntée au domaine de la chimie, la notion de sublimation indique la possibilité pour un corps de passer d’un état à un autre (…) sans perdre ses propriétés.

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