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mardi 3 décembre 2019

« Désordre » de Jean-Claude Carrière (2012)


De tous nos écrivains classiques, Balzac est sans doute celui qui s’est le plus dangereusement penché sur nos gouffres, dans La Rabouilleuse, dans Une Passion dans le désert, La Fille aux yeux d’or, La Cousine Bette (…) Sans doute était-ce pour cette raison que Dostoïevski le mettait au premier rang de ses favoris (il traduisit Eugénie Grandet dans sa jeunesse et tenta vainement, lors d’un bref séjour de Balzac à Saint-Pétersbourg, de l’approcher, pour au moins lui monter son travail).
Ce que j’admire aussi chez Balzac, comme scénariste, outre le prodigieux arsenal qu’il possède de situations, de conflits, de désirs contrariés, d’espérances frustrées, de calculs tortueux, de mystères sociaux, c’est la place qu’il accorde à chacun. Le moindre personnage, même anodin, même s’il n’occupe que deux ou trois pages dans un livre, a sa silhouette propre, son langage, son problème, son histoire. Aucun d’entre eux n’est « secondaire ». Personne, chez lui, n’est insignifiant, n’est « petit », n’est indifférent. Tous participent à la « comédie humaine ». Aucun n’y passe en simple figurant (…)
Proust et Balzac sont morts à 51 ans. Comme Shakespeare. Comme Molière.

(…) en 1977, alors que je venais à peine d’emménager dans la maison que j’occupe toujours, près de Pigalle, mon téléphone sonna, je décrochai et une voix sourde me dit : « Allo, bonjour Monsieur, c’est Borges. » Il était à Paris, il avait envie de me connaître (à cause de Bunuel, sans doute) (…) Il nous avoua aussi qu’il était à court d’argent car - ce qui n’est pas connu - ses droits d’auteur ne lui rapportaient, pour le monde entier, que quelques centaines de francs par mois. A quoi s’ajoutait une maigre retraite de bibliothécaire à Buenos Aires.

Cette institution des dalaï-lamas, assez récente (fin du XVè siècle), succédant à une longue série de rois du Tibet, fut longtemps respectée dans toute l’Asie (…) pendant les trois premiers siècles, aucune représentation du Bouddha n’était concevable.

(…) dans l’après-midi qui précédait la dernière représentation, plus tard à Paris, Peter [Brook] répétait encore, avec tous ses acteurs. Quelqu’un lui demanda pourquoi il travaillait encore, le dernier jour. Il répondit : « C’est parce qu’il n’y a aucune raison de priver les spectateurs de ce soir d’un mieux possible. » (…) 
Le plus grand défaut d’un acteur, disait-il, est probablement la lâcheté : ne pas se risquer hors de lui-même, rester prudemment dans un territoire connu. Il encourageait au contraire au dépassement, à l’audace, à l’excès, même si, le plus souvent, il fallait ensuite corriger, adoucir, freiner, modifier.

Mon enfance s’est passée dans un autre monde, sans confort, sans eau courante, sans salle de bain, sans téléphone, sans toilettes, sans télévision, sans images. Le monde d’hier. Quand je suis né, nous n’avions l’électricité que depuis trois ans et elle se trouvait très fréquemment coupée (…) Né et élevé dans une maison sans livres et sans images, j’ai passé ma vie dans les livres et dans les images. C’est ainsi. Je suis le témoin idéal du changement de civilisation qu’a connu l’Occident après la Seconde Guerre mondiale (…)
Aujourd’hui, nous avons du mal à nous imaginer comment le monde extérieur nous restait invisible, ou presque.

Je suis toujours frappé - peut-être à cause de quelques études de géographie humaine que je fis autrefois - par le fait que la démographie, quel que soit le débat auquel nous assistons, est toujours mise de côté. Elle n’est pas invitée à la table. Il semblerait même que la « vie humaine » conserve quelque caractère sacré, qui fait d’elle une intouchable, une sacro-sainte. « Malthusien » reste une insulte. Le dalaï-lama, à ma connaissance, est le seul à avoir dit que « la vie est devenue l’ennemie de la vie. «  (…)
Il suffirait, par exemple, dans la plupart des pays que nous connaissons, et sans aller jusqu’à la rigueur chinoise, de supprimer les allocations familiales à partir du troisième enfant et de faire une payer une taxe à partir du quatrième.

Pas de cinéma sans regard. Les premiers éléments qu’on apprend en pénétrant sur un plateau sont les « directions de regard ». Par rapport à la caméra, où l’acteur doit-il regarder ? Dans quelle direction sous quel angle ? Où se trouvent ses partenaires quand ils ne sont pas dans le champ ? (…) Le Conservatoire de Paris s’appelait au XIXè siècle, « d’art dramatique et de déclamation ». Cette déclamation a disparu des écrans.

Milos [Forman] retourna au Chelsea, où le patron lui faisait crédit, à lui comme à d’autres. Il avait quarante ans, il ne possédait plus un dollar. Des étudiants analysaient ses films tchèques dans toutes les écoles de cinéma du monde, y compris aux Etats-Unis, et il vivait d’une bière et d’une boîte de haricots par jour. J’en témoigne. Il eut la sagesse de refuser quelques propositions incertaines et il tourna, enfin, Vol au-dessus d’un nid de coucou (…) il avait prudemment gardé un fort pourcentage dans le film. Moins de deux ans plus tard, après un énorme succès, mondial, et plusieurs oscars, quand je le revis à New York, superbement installé sans un appartement dominant Central Park, il était en train de signer, à l’ordre du Trésor américain, un chèque de huit cent mille dollars.

Un groupe d’amateurs, au Mexique, nous invita un jour, Luis Bunuel et moi, à un déjeuner pré-hispanique. Nous aurions pu nous croire à la table des Aztèques (…) nous eûmes comme entrée des fœtus de fourmis grillés, suivis d’un ragoût, fort relevé, d’intestins de petits oiseaux, d’une brochette d’iguane à la papaye et d’autres curiosités - certains délicieuses, d’autres simplement étranges -, le tout accompagné de galettes de maïs, de tranches d’avocat, de pulque et de tasses de chocolat.

Outre sa virtuosité technique, que personne ne contestait (un grand maître du cadre et un subtil manipulateur du son), Godard était aussi une sorte de Diogène, il parlait comme un cynique désabusé, souvent très drôle (…) il regardait le cinéma.

En Inde, nous connaissons plus de mille cinq cents langues, dont plus de vingt sont officielles. Le Mexique, à lui seul, en compte aujourd’hui trois cent soixante-sept (…) les habitants [de l’Inde] reconnaissent l’existence de 36 000 divinités officielles, sans compter les innombrables dieux des bois, des villages, des fleuves, des collines, des grottes (…) Il n’est pas un Indien, quelle que soit sa province natale, qui ne connaisse, même pauvre, même illettré, les principaux épisodes du Mahâbhârata et du Râmâyana, les deux grands poèmes épiques.

Il s’agit des classes préparatoires aux écoles normales supérieures à caractère littéraire (…) Le mot khâgne viendrait d’une réflexion imbécile de Napoléon qui, visitant l’école, aurait demandé : « Mais qu’est-ce que c’est que tous ces cagneux ? » (…) Dans les périodes précédant les compositions ou les simulations de concours, il nous arrivait de passer des nuits entières à bosser, presque jusqu’aux abords de la folie. Nous nous retrouvions à l’aube, hagards, pour les premiers cours. D’ailleurs, les sages et brillants élèves  (mention « très bien » aux deux baccalauréats) qui se retrouvaient en khâgne perdaient souvent pied (…) On y découvre surtout, peu à peu, des méthodes de travail qui nous suivront, et nous aideront, toute la vie.

(…) subitement les beaux livres sont devenus, comme les grandes bouteilles, de simples objets d’investissement. Tous les bons libraires le constatent et s’en désolent. Les prix se sont envolés vers l’absurde et le temps des amateurs, des vrais amateurs (ceux qui n’étaient pas nécessairement riches), s’achève. La beauté et la rareté vont à présent vers les mains tendues des financiers, qui n’achètent plus les livres rares pour les lire, ou pour les admirer, mais pour les revendre quelque jour au plus haut prix.

Chaque vieux peuple veut être le plus vieux, au moins quand nous parlons de « civilisations » (…) Il m’est arrivé, une bonne dizaine de fois, d’assister à des discussions de ce genre entre Irakiens, Iraniens, Egyptiens, Indiens, Chinois, et même récemment entre Grecs et Bulgares, depuis que ceux-ci se reconnaissent chez les anciens Thraces. Chacun fait remonter sa lignée au troisième ou même au quatrième millénaire avant notre ère (les Iraniens, en ce moment, tiennent le pompon) et ça argumente dur (…) Je laisse dire. Et puis, du bout des lèvres, je laisse tomber que cela me paraît bien jeune. On s’étonne. Bien jeune ? Je dis alors que nous avons, dans le sud de la France, des vestiges nés de notre sol, des peintures d’animaux dans des grottes (…) une de ces grottes, la plus ancienne connue à ce jour, celle dite de Chauvet, dans le département de l’Ardèche, abrite des peintures qui ont été faites là, sur ces parois, pendant six ou sept mille ans (…) Nous avons en France, parmi d’autres, deux sites admirés, la grotte de Chauvet, et celle de Lascaux (…) Mais savez-vous combien de temps s’est écoulé entre l’occupation de ces deux grottes ? Ils ne répondent pas. Je dis alors : De cent soixante à cent quatre-vingt siècles. Combien ? Mais oui. Alors vous voyez, dis-je à mes interlocuteurs silencieux, vous vous disputez pour trois ou quatre siècles, alors que ce temps-là, pour nous, n’est presque rien.

Vers la fin du XVIIIè siècle et le début du XIXè, les maîtres de ce monde semblaient être les grands classificateurs, qui rangeaient toutes choses dans des petits tiroirs. Ils savaient. Ils possédaient en général une vaste pièce où s’entassaient les spécimens du monde, d’un morceau de quartz à un crocodile empaillé. Cela s’appelait le « cabinet des curiosités ».

Pour imaginer, écrire, produire, réaliser et distribuer un film, il faut au minimum trois ans, et souvent quatre, ou cinq, ou six. Mon tempérament « dispersé » m’interdisait ces longues périodes d’attente où le metteur en scène doit se convaincre, chaque matin, qu’il travaille au meilleur film du monde. S’il le néglige, s’il le met de côté, ne serait-ce qu’une semaine ou même qu’un jour, le film tombera dans l’abandon. Cette insistance, cette obsession nécessaire, sont mon contraire. J’ai écrit plus de vingt-cinq scénarios qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas devenus des films. Ils dorment dans un de mes placards, je ne sais même pas où. Je les ai aussitôt oubliés, en laissant de côté mes regrets, pour passer sans attendre à autre chose. Le train va.

Pour tenir en main des images - photos ou dessins - de vrais femmes nues, nous devions nous rendre dans le sous-sol d’une librairie qui se trouvait au coin du boulevard de Clichy et de la rue Germain Pilon (…) Dehors, sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette, le soir, entrouvraient leur imperméable pour offrir des photos pornographiques en noir et blanc. « Les petites femmes de Paris », murmuraient-ils. Des scènes de bordel, en fait.

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