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dimanche 18 août 2019

« Les Frères Karamazov » de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïveski (1880)

Il comprenait d’instinct que cette rivalité, par exemple, représentait dans le destin de ses deux frères un facteur trop grave et dont dépendaient trop de choses. « Un reptile qui en dévore un autre », avait prononcé la veille Ivan en parlant, dans son irritation, de leur père et de leur frère Dmitri. N’était-ce pas depuis qu’Ivan avait fait la connaissance de Catherine Ivanovna ? Ces paroles lui avaient certes échappé malgré lui la veille, mais c’était d’autant plus grave que cela avait été involontaire. 

Le procureur, c’est-à-dire le substitut que tout le monde appelait procureur, Hippolyte Kirillovitch était chez nous un personnage à part ; il était jeune encore, âgé de trente-cinq ans seulement […] Il semblait que tout le mal dans son caractère vint de ce qu’il avait de lui-même une opinion un peu plus haute que ne l’autorisaient ses mérites réels. C’est pourquoi il paraissait toujours inquiet. Il avait en outre certaines prétentions élevées et même artistiques, par exemple à un sens psychologique, à une connaissance particulière de l’âme humaine, à une pénétration spéciale quant au criminel et à son crime. A cet égard, il se croyait un peu méconnu et lésé dans sa carrière, et il avait toujours été persuadé que là-bas, dans les hautes sphères, on ne savait pas l’apprécier et qu’il avait des ennemis. A ses moments sombres, il manquait même de passer dans le camp des avocats d’assises.

Kolia désigna un grand paysan en pelisse de mouton, l’air débonnaire, qui, debout près de sa charrette, battait de froid l’une contre l’autre ses mains couvertes de moufles. Sa longue barbe blonde était toute givrée.
-      La barbe du paysan est gelée ! cria Kolia d’une voix forte et provocante en passant devant lui.
-      Il y en a beaucoup chez qui elle a gelé, répondit calmement et sentencieusement le paysan.
-      Ne le provoque pas, observa Smourov.
-      Ca ne me fait rien, il ne se fâchera pas, il est gentil. Adieu, Mathieu.
-      Adieu.
-      Mais est-ce que tu t’appelles Mathieu ?
-      Mathieu. Tu ne le savais pas ?
-      Non ; je l’ai dit au hasard.
-      Tiens donc. Ecolier, je parie ?
-      Ecolier.
-      Et alors, on te fouette ?
-      Pas spécialement, comme ça.
-      Ça fait mal ?
-      Plutôt !
-      Eh, quelle vie ! soupire le paysan du fond du cœur.
-      Adieu Mathieu.
-      Adieu. Tu es un brave petit gars, je te dis.

Le monde a proclamé la liberté, ces temps derniers surtout, et que voyons donc sous la couleur de la liberté ? l’esclavage seulement et le suicide ! Car le monde dit : « Tu as des besoins, satisfais-les donc, car tes droits sont les mêmes que ceux des plus grands et des plus riches. Ne crains pas de les satisfaire et multiplie-les même », voilà la doctrine actuelle du monde (…) On assure que plus on va, plus le monde s’unit, qu’il s’établit en une communauté fraternelle en réduisant les distances, en transmettant la pensée par les airs. Hélas ! ne croyez pas à cette union des hommes. Concevant la liberté comme l’accroissement des besoins et leur prompte satisfaction, ils faussent leur nature car ils feront naître en eux nombre de désirs insensés et stupides, d’habitudes et d’absurdes inventions. Ils ne vivent que pour s’envier les uns les autres, pour la sensualité et l’ostentation. 

Oh ! il désirait tant la regarder, fût-ce fugitivement, fût-ce de loin ! « Elle est maintenant avec lui, eh bien, je verrai donc comment elle est avec lui, avec son ancien amour, et c’est tout ce qu’il me faut. » Et jamais encore n’était monté dans sa poitrine tant d’amour pour cette femme fatale dans son destin, un sentiment nouveau, jamais éprouvé encore, sentiment inattendu même pour lui, sentiment tendre jusqu’à l‘adoration, jusqu’à l’anéantissement devant elle. « Et je m’anéantirai ! » prononça-t-il soudain dans l’accès d’une sorte d’ivresse hystérique. 

Buvons à la vie, cher frère ! Que peut-il y avoir de plus précieux que la vie ? Rien, rien ! A la vie et à la reine entre les reines.

- Je serai désormais ton esclave, ton esclave pour la vie ! Il est doux d’être esclave !… Embrasse-moi ! Bats-moi, torture-moi, fais-moi ce que tu voudras… Oh ! c’est vrai qu’il faut me torturer !… Laisse ! Attends, plus tard, je ne veux pas ainsi… Et elle le repoussa soudain. Vas-t’en, Mitia, je vais boire maintenant, je veux être ivre, je vais danser ivre, je le veux, je le veux !

Or, sur terre, nous errons en vérité, et si nous n’avions pas devant nous la précieuse  image du Christ, nous péririons et nous nous égarerions complètement, comme l’espèce humaine avant le déluge. 

Une amélioration n’est pas une guérison complète et peut-être due à d’autres causes. Mais s’il y a eu quelque chose, ce ne peut être que par la grâce de Dieu. Tout vient de Dieu. 

 - Oh comme vous parlez, quelles paroles hardies et sublimes ! s’écria la maman. Vous parlez et on en est comme transpercé. 

Surtout fuyez le mensonge, tous les mensonges, en particulier le mensonge envers soi-même. Surveillez vos mensonges et examinez-les à chaque heure, à chaque instant (…) Fuyez aussi la peur, quoique la peur ne soit que la conséquence du mensonge. 

Seulement, tout à coup, je suis couchée comme en ce moment devant vous et je songe : (…) sera-ce ou ne sera-ce pas noble si je chasse subitement Michel Ivanovitch pour avoir dans ma maison crié d’une façon indécente contre mon hôte ? (…) C’est ainsi que je l’ai chassé. Ah ! Alexis Fedorovitch ! Je sais bien que j’ai mal agi, je ne faisais que mentir, je n’étais nullement fâchée contre lui, mais tout à coup, surtout tout à coup, il m’a semblé que ce serait si réussi, cette scène… 

Sachez donc qu’il n’est rien de plus noble, ni de plus fort, ni de plus sain, ni de plus utile dans la vie qu’un beau souvenir, surtout s’il remonte encore à l’enfance, à la maison paternelle. 

Je ne connais rien de plus beau, dit-il, que la forêt, et tout est beau, du reste.  
C’est vrai, lui répondis-je, tout est beau et magnifique parce que tout est vérité.

En vérité, il y a plus de fantaisie rêveuse chez eux que chez nous. Ils pensent s’organiser équitablement mais, ayant refusé le Christ, ils finiront par inonder le monde de sang, car le sang appelle le sang, et celui qui a tiré l’épée périra par l’épée. 

(…) nous leur prouverons qu’ils sont débiles, qu’ils ne sont que de pitoyables enfants, mais que le bonheur de l’enfant est le plus doux de tous. Ils deviendront craintifs, ils auront les yeux fixés sur nous et se serreront contre nous avec effroi, comme les poussins autour de la mère poule. Ils nous admireront et seront terrifiés par nous, et ils seront fiers de nous voir assez puissants et assez intelligents pour avoir dompté un si turbulent troupeau de milliers de millions de têtes. Ils trembleront, débiles, devant notre colère, leur esprit deviendra timoré, leurs yeux enclins aux larmes comme ceux des enfants et des femmes mais, sur un signe de nous, ils passeront aussi facilement à la gaité et au rire, à la joie claire et à l’heureuse chanson enfantine. 

(…) l’inquiétude générale et éternelle de l’humanité, tant de l’individu que de l’humanité dans son ensemble, celle de savoir « qui adorer ». Il n’est pas de souci plus constant et plus douloureux pour l’homme, resté libre, que de trouver au plus vite « qui adorer ». Mais l’homme cherche à n’adorer que ce qui est indiscutable, tellement indiscutable que tous consentent à la fois à l’adorer à l’unanimité. Car le souci de ces lamentables créatures consiste à trouver non seulement ce qu’on puisse adorer, mais encore ce en quoi tous croient et devant quoi tous s’inclinent, et ceci absolument tous ensemble. C’est ce besoin de communauté dans l’adoration qui est le principal tourment de chaque homme individuellement autant que de l’humanité tout entière, depuis le commencement des siècles (…) à qui confier sa conscience et comment s’unir enfin en une incontestable fourmilière commune et unanime… 

- Ami avec Micha ? Non, pas précisément. Et comment le pourrais-je, c’est un saligaud ! Il me tient pour un… gredin. Ils ne comprennent pas la plaisanterie non plus, voilà ce qui leur manque surtout. Jamais ils ne comprendront la plaisanterie. Et puis leur âme est plate et aride, plate et aride comme les murs de la prison lorsque je les regardais en arrivant. Mais c’est un garçon intelligent, vraiment intelligent. Allons, Alexis, ma tête est perdue maintenant ! […] Rakitime le sait. Il sait beaucoup de choses, Rakitime, le diable l’emporte ! Il ne se fera pas moine. Il a l’intention d’aller à Pétersbourg. Là-bas, dit-il, il se consacrera à la critique mais avec une noble orientation. […] Il veut écrire sur moi, sur mon affaire, et débuter ainsi dans la littérature, c’est pour cela qu’il vient, il me l’a expliqué lui-même. Il veut écrire quelque chose à thèse : « il ne pouvait pas ne pas tuer, le milieu l’a poussé à bout »,  etc. Il me l’a expliqué. Ce sera, dit-il, avec une nuance socialiste […]

Quant à moi, je ne le chasse pas, c’est un garçon intelligent. Il se croit beaucoup pourtant. Je lui disais à l’instant : « Les Karamazov ne sont pas des gredins, mais des philosophes, car tous les vrais russes sont des philosophe, et toi, quoi que tu aies fait des études, tu n’es pas un philosophe, tu es une canaille.

Il y a là beaucoup de souci de mise en scène, d’exaltation romanesque, de fougue sauvage à la Karamazov et de sentimentalité, enfin, il y a autre chose encore, messieurs les jurés, quelque chose qui crie dans l’âme, martèle sans relâche le cerveau et verse un poison mortel dans le cœur ; ce quelque chose, c’est la conscience, messieurs les jurés, c’est son jugement, ce sont les terribles remords ! Mais le pistolet conciliera tout, le pistolet est l’unique issue, il n’y en a pas d’autre, et là-bas, j’ignore si Karamazov pensait à ce moment « à ce qu’il y aurait là-bas » et si, à l’instar d’Hamlet, Karamazov est capable de songer à ce qu’il y aurait là-bas. Non, messieurs les jurés, ils ont là-bas des Hamlets, mais chez nous, nous n’avons pour le moment encore que des Karamazov ! 

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