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mercredi 20 mars 2019

« Un moine en otage » de Jacques Mourad (2018)


La guerre transforme les meilleurs hommes en bêtes. Les plus sages y deviennent des fous furieux. Les gentils d’un côté et les méchants de l’autre, c’est bon pour les contes d’enfant. J’ai tout vu et de tous côtés. Je suis moine et prêtre syriaque catholique et ce sont des musulmans sunnites qui ont risqué leur vie pour sauver la mienne et celle de mes paroissiens. Certains de ces amis musulmans sont morts parce qu’ils ont voulu nous aider.

J’ai vécu dans les prisons de l’Etat islamique : j’avais choisi de ne pas porter les armes, j’ai essayé de regarder chaque personne avec bienveillance, je me suis accroché à la prière comme un bouée de sauvetage… et j’ai vu mes bourreaux changer. J’ai vu leurs cœurs s’ouvrir. Je veux en témoigner.

Maman répétait le nom de Jésus ou de Marie en permanence.

Mon père, qui tenait un petit commerce, avait de bonnes relations avec ses fournisseurs musulmans. Ces derniers aimaient travailler avec lui. Comme la plupart des chrétiens, il avait la réputation d’être honnête. Papa ne supportait pas que l’on manque d’intégrité. Elle était même à ses yeux un témoignage précieux à donner aux musulmans. En cela, il ne se trompait pas. La plupart d’entre eux avaient en effet un réelle estime pour les chrétiens réputés loyaux et respectueux de la parole donnée.

Nous restons enfermés quatre jours dans la voiture. Quatre jours sans bouger, sans pouvoir nous lever, étirer nos jambes et nos bras enchaînés, ni même ouvrir nos yeux, que nous ravisseurs ont bandés. Quatre jours brûlés par le soleil du jour qui s‘écrase sur la vitre fermée, et transis par le froid transperçant de la nuit.

Du matin au soir, je plongeai dans la vie de Mar Moussa, je participai à la cuisine, au chantier. Sans parvenir à l’exprimer, j’éprouvais une joie si intense que tout semblait se dérober en moi, comme si je ne maîtrisais plus rien.

« Il faut nous faire accepter des musulmans, devenir pour eux l’ami sûr, à qui on va quand on est dans le doute ou la peine, sur l’affection, la sagesse et la justice duquel on compte absolument. Ce n’est que quand on est arrivé là qu’on peut arriver à faire du bien à leurs âmes (…) Ma vie consiste donc à être le plus possible en relation avec ce qui m’entoure et à rendre tous les services que je peux. A mesure que l’intimité s’établit, je parle, toujours ou presque toujours en tête à tête, du bon Dieu, brièvement, donnant à chacun ce qu’il peut porter (…) selon ses forces et avançant lentement, prudemment ». (Charles de Foucauld, Lettre à René Bazin).

Sans doute à cause du traumatisme, j’ai oublié toutes les prières, tous les chants que je connaissais pourtant par cœur. Ma mémoire est comme effacée. J’ai beau chercher, je ne me rappelle plus rien, sauf le chapelet. Pourtant, au cœur de toutes ces années passées à Mar Moussa puis à Mar Elian, j’avais perdu l’habitude de le réciter, car la répétition des cinquante JE vous salue Marie m’ennuyait. Mais depuis quatre jours, tout cela a changé : les Ave Maria sont comme des SOS que je lance vers le Ciel, avec la certitude inexplicable qu’ils sont entendus.

Sans l’avoir conscientisé, je me suis imposé une règle depuis que je suis aux mains de mes ravisseurs : quand quelqu’un me pose des questions sur ma foi, l’Eglise, les dogmes, je ne réponds pas, quitte à passer pour un imbécile. Je ne veux pas prendre le risque d’affirmer quelque chose qui pourrait être interprété comme un blasphème. Ce serait la décapitation assurée.

J’avais dû obtenir l’autorisation de mon nouvel évêque, celui de Homs auquel j’avais été rattaché. S’il se réjouissait de voir Mar Moussa renaître de ses cendres, il ne comprenait pas vraiment le concept d’une vie monastique et contemplative telle que Paolo et moi imaginions la mener. Les derniers moines avaient quitté la Syrie il y a quelques trois cents ans.

(…) mon rôle n’est pas de lui faire croire ce que je dis, mais de lui dire ce en quoi je crois. La suite appartient à Dieu…

Quand, en 2011, la révolution commença en Syrie, dans la foulée des printemps arabes qui avaient redistribué les cartes politiques dans beaucoup de pays musulmans, les habitants de Qaryatayn ne rejoignirent pas tout de suite les rangs de la contestation. Mais le feu couvait. Seuls les aveugles ou les idéologues refusaient de voir un phénomène de radicalisation religieuse qui avançait à marche forcée. 
En réaction au pouvoir politique, beaucoup de Syriens se laissaient gagner par l’influence du pouvoir religieux, dont le mufti était le représentant local. Comme l’expression d’un profond mécontentement, on commençait à voir des signes très clairs de la renaissance d’un fanatisme musulman : les femmes vêtues de noir et entièrement voilées, les hommes aux barbes longues et aux moustaches rasées qui gardaient leur robe de prière toute la journée, les enfants qui fréquentaient régulièrement les écoles coraniques pour apprendre par cœur les textes sacrés de l’islam.

En entendant que c’est à cause de cela que le calife Bagdadi nous laisse la vie sauve, je suis abasourdi : c’est d’avoir été fidèle à l’Evangile, jusque dans le fait de ne pas prendre les armes, qui aujourd’hui nous sauve la vie ! (…) Nous avons essayé de marcher à la suite de Jésus et voilà que nous aussi, nous faisons l’expérience d’une violence coupée dans son élan : en la refusant catégoriquement, nous avons désarmé ces hommes qui ne jurent d’habitude que par elle. Avec tous mes paroissiens, me voilà aux mains de l’organisation Etat islamique, considérée dans le monde entier comme coupable des pires exactions, qui pourrait nous utiliser pour demande des rançons mirobolantes. Mais notre choix de la non-violence les en empêche.

Dans les territoires gouvernés par l’organisation Etat islamique, il est strictement interdit à des musulmans d’aider les chrétiens, mais ces jeunes et bien d’autres n’en tiennent pas compte. Ils nous portent assistance sans relâche. Ils risquent leur vie pour nous (…) Dans les jours qui suivent, la stratégie fonctionne : nos amis nous fournissent les burqas et, ainsi dissimulées, quelques femmes et jeunes filles parviennent à s’évader.

Il n’y a qu’un seul mot à écrire et je veux le faire en majuscules : INJUSTICE. Si on ne dénonce que la violence de l’islam, on escamote une grande partie du problème. Nous devons accepter de voir l’autre face de la même réalité : l’injustice pratiquée à l’échelle mondiale, qui frappe cruellement et depuis plusieurs générations des peuples entiers, opprimés par leurs dirigeants, réduites à être de pauvres marionnettes dans les mains des puissants de ce monde. C’est seulement la combinaison de ces deux facteurs qui engendre Al-Qaïda, l’Etat islamique, Boko Haram et toutes leurs atrocités : la violence islamique se greffe sur l’injustice mondialisée. Une injustice qui prend des formes diverses, mais qui s’exprime principalement par une domination économique liée à l’exploitation du pétrole, en Afghanistan, en Syrie, en Lybie, en Irak, en Arabie saoudite et même au Nigéria. A cause de cette recherche effrénée de l’or noir, synonyme d’argent et de pouvoir, les pays les plus puissants du monde passent des contrats juteux avec les gouvernements orientaux, aussi corrompus ou autoritaires soient-ils. Ce faisant, ne sont-ils pas, eux aussi, des terroristes ? Peu leur importe le sort des peuples de ces mêmes pays, qui se retrouvent écrasés, sans ressources, sans espoir d’une vie digne, sans avenir.

(…) le monde occidental, où j’ai pourtant beaucoup d’amis, ne réalise pas à quel point sa réussite, sa paix sociale et même son confort matériel sont construits sur un système économique et politique mondial profondément inégalitaire, qui laisse des populations entières sur le bord du chemin.

Notre monde a besoin de miracles, mais malheureusement, il n’y croit plus. Il pense ne plus avoir besoin de Dieu. Pourtant, ne voyons-nous pas combien ce chaos mondial n’est que le résultat de notre refus de Dieu ? Le voilà, le drame d’aujourd’hui : c’est la perte de la foi ! Ne nous trompons pas de combat ; la vraie menace, c’est l’incroyance, et non pas les autres religions. N’ayons pas peur des gens qui prient d’un cœur sincère, même s’ils prient différemment, même si notre perception de Dieu n’est pas la même !

A Noël, les anges ont chanté :  « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » (cf Luc, 2,14). Ils n’ont pas dit : « Paix sur la terre aux hommes baptisés dans l’Eglise ! »

Je suis encore bouleversé quand je pense à ces amis musulmans qui nous ont sauvé la vie (…) Certains en sont même morts.

Sans la prière (…) sans cette heure quotidienne de méditation silencieuse, jamais je n’aurais accepté l’idée d’aimer les musulmans, moi le chrétien d’Orient qui n’avais entendu parler de l’islam qu’en mal depuis mon enfance. Quand Paolo m’invitait à changer mon regard, je pensais que c’était facile pour lui d’aimer les musulmans car il était Européen et il n’avait jamais eu de difficultés avec eux, alors que nous, nous portions toutes les souffrances de nos ancêtres !

Non, n’ayons pas peur des bombes, des attentats, de ceux qui peuvent tuer le corps, mais ne peuvent pas tuer l’âme ! A l’inverse, faisons chaque jour le choix de l’amour, chaque minute, chaque seconde. Dans nos petits gestes du quotidien, nous avons tellement d’occasion de renoncer à la violence.

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