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lundi 11 mars 2019

« Jean Jaurès » de Gilles Candar et Vincent Duclert (2014)


Né à Castres en 1859, assassiné à Paris en 1914, il n’a occupé aucune des fonctions supérieures qui accompagnent le mouvement historique et forgent les mémoires collectives. Ni hommes d’Etat, ni général victorieux, ni artiste majeur, ni savant d’exception, ni pape d’une Eglise, ni tout à fait martyr d’une foi, Jaurès n’a été rien de tel.

(…) tant Jaurès est convoqué pour apporter ce supplément d’âme si nécessaire aujourd’hui à la démocratie ou pour désigner les vertus du socialisme.

Le 13 mars 1912, la Serbie et la Bulgarie jettent les bases de la Ligue balkanique que rejoignent ensuite la Grèce et le Monténégro. L’Empire ottoman est l’ennemi désigné de cette confédération d’Etats qui visent un agrandissement de leur territoire au détriment des possessions européennes de la Porte. Jaurès s’alarme aussitôt des risques de guerre.

Dans L’Humanité du 21 mai 1912, Jaurès dénonce le risque de voir son pays et l’Europe entière entraînés dans un conflit dans les Balkans, prélude à une guerre générale qui serait « le plus terrible holocauste depuis la guerre de Trente ans. »

L’introduction de la justice dans les relations internationales est la garantie de la paix dans le monde. Elle stipule notamment que la diplomatie secrète et les « clauses inconnues » doivent être bannies des traités.

Le 28 juin 1914, à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, l’archiduc François Ferdinand d’Autriche, héritier de l’Empire austro-hongrois, est assassiné par Gavrilo Prinzip, un étudiant serbe. La nouvelle passe largement inaperçue en France. l’opinion se passionne pour le procès de Mme Henriette Caillaux, épouse du ministre des Finances, accusée du meurtre du directeur du Figaro.

Bénéficiant de « l’entier appui de l’Allemagne », l’empereur austro-hongrois brandit la menace de la guerre sans attendre de connaître les responsabilités exactes de la Serbie dans l’attentat du 28 juin.

Jean Jaurès compte toujours sur la force de mobilisation du prolétariat européen pour s’opposer à la guerre.

Pour Max Gallo, « on sent une montée de l’effervescence ouvrière en faveur de la paix. Et Jaurès est en train de gagner son pari de rassembler, autour de son action, toutes les forces du mouvement ouvrier : le Parti socialiste et la CGT. »

L’Humanité est à l’appareil. Jaurès accourt, prend le récepteur et réclame sa sténographe habituelle. Puis, de sa voix lente et bien posée, il dicte son article dont il n’a pas eu le temps d’écrire une seule ligne. Après quoi, il s’adresse gravement à la sténographe : « Faites bien attention, dit-il, cet article est très important. Il ne faut pas modifier un seul mot. Je vais vous le relire. » Et tranquillement, il « relit » l’article qu’il n’a jamais écrit, mais qui est gravé dans sa mémoire du seul fait qu’il l’a dicté.

Les socialiste, les travailleurs de France (…) demandent au gouvernement français (…) d’agir sur son alliée, la Russie, afin qu’elle ne soit pas entraînée à chercher dans la défense des intérêts slaves un prétexte à opérations agressives.

L’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie au début de la nuit (…) La Russie de Nicolas II opte au contraire, dès le matin, du 29 juillet, pour la mobilisation générale (…) mais la crainte de chaque belligérant potentiel de prendre du retard encourage à des décisions de mobilisation irréversibles (…) Si l’Autriche-Hongrie a décidé d’ouvrir le conflit, la Russie a déclenché la guerre européenne, tandis qu’en France le gouvernement est physiquement et politiquement toujours absent.

(…) les différents gouvernements font peser sur les partisans de la paix la menace de les déclarer traîtres à la nation, impliquant de mobiliser contre eux tous les moyens de coercition.

Le bellicisme, qui couve dans les opinions et même dans les partis socialistes depuis près de dix ans, est désormais trop puissant devant les initiatives essentiellement verbales des dirigeants de l’Internationale.

Ses rencontres, ses démarches, au cours du dernier jour de sa vie qui est aussi le dernier jour de paix en Europe, répondent à cet objectif de connaissance, de calme et de décision.

Jaurès comprend son erreur. Il a voulu faire confiance au gouvernement français dans sa volonté d’arrêter la Russie sur la voie de la guerre. Viviani l’a abusé. Le ministère ne s’est jamais imposé aux Russes, contrairement aux engagements de la veille ; pis, le gouvernement n’a pas agi pour stopper l’engrenage. Il n’a pas gouverné.

(…) les socialistes allemands de l’Internationale ont décidé d’obéir à l’ordre de mobilisation générale.

L’assassinat de Jaurès ne fait pas seulement disparaître le dernier rempart contre la guerre, il enlève à la France le seul dirigeant ayant pensé les conditions par lesquelles, dans la guerre, l’esprit de la paix et le parti de la justice pouvaient survivre.

(…) l’effort de Jaurès pour penser la guerre (…) En « historien philosophe », Jaurès a regardé la guerre « de fort près, et bien en face. »

Ce caractère de « Méridional » est une évidence pour les contemporains. Charles Péguy le rapproche de « son autorité de commandement » : « c’est une pente habituelle à beaucoup de Méridionaux, aux pays de chaleur et d’enthousiasme (…), aux pays d’assemblée, de parole, de chant et de musique, de ténors, de verbe, d’attroupement, aux pays de fête, aux pays de soleil. »

Les difficultés matérielles et la faible autorité paternelle favorisent paradoxalement une relative indépendance familiale.

(…) au collège de Castres où Jaurès débuta sa sixième en octobre 1869 (…) le discours de bienvenu adressé en 1876 au préfet de Tarn (…) Le harangueur dépliait son papier sans le lire. Il le savait déjà par cœur (…) Monsieur le Préfet, laissant aux fonctionnaires supérieurs de l’Université le soin de mesurer nos progrès scientifiques ou littéraires, vous avez voulu par votre présence dans cette enceinte, où tous nous vous accueillons avec respect, nous donner un gage de la sollicitude profonde du gouvernement que vous représentez pour l’éducation morale de la jeunesse française. Sans cette éducation en effet, celui-ci serait impuissant à raffermir l’édifice, ébranlé naguère, de notre grandeur nationale.
Chargé d’assurer le respect de nos institutions, il ne peut accomplir son œuvre si, sous un régime où il n’y a d’autorité souveraine et reconnue que celle de la loi, on n’enseigne à la génération nouvelle le culte et, suivant l’expression antique, la pudeur de la loi. En vain travaillerait-il à la restauration de notre gloire, de notre puissance écroulée ! Sans l’éducation morale, il ne peut susciter l’obéissance éclairée, volontaire, ayant pour principe l’amour du pays et des institutions qui le régissent, et seule capable d’assurer nos destinées futures. Aussi le pouvoir veut-il, et vous avez tenu à nos le prouver par votre présence, qu’on prépare la jeunesse française à obéir non parce qu’il le faut mais parce qu’elle le doit, dans l’intérêt de la France ; et à aimer la discipline qui, subie, dégrade l’homme, et librement acceptée, le relève. Il veut que nos âmes façonnées aux vertus publiques et comme forgées par les leçons de nos maîtres sortent de leurs mains toutes faites pour la patrie.
Aussi, Monsieur le Préfet, en réponse à votre visite qui est un honneur pour nous et un appel à notre bonne volonté, je vous le promets au nom de mes condisciples dont je suis l’interprète, nous travaillerons plus tard à servir notre pays comme nous travaillons aujourd’hui à nous rendre dignes de le servir. »

Mais l’inspecteur général insiste et leur assure qu’il pourra bénéficier à Sainte-Barbe de la bourse du collège de Castres et suivre les cours du prestigieux lycée Louis-Le-Grand. A l’issue de sa dernière classe au collège de Castres, Jaurès quitte avec mélancolie un monde où il a été heureux, qui l’a compris et reconnu, emportant le souvenir des bons maîtres, qui lui ont transmis, plus encore que des savoirs et des humanités, la profondeur des relations intellectuelles et le sens de la dignité, voire une certaine idée de la République.

Le 31 juillet 1888, alors jeune député du Tarn, il préside à la distribution des prix du lycée d’Albi. Il veut transmettre aux lauréats la certitude de « ce qu’ils emporteront d’ici dans le vaste monde. » (…) « Vous emporterez tout d’abord le sentiment ineffaçable et le besoin du beau. Ce n’est pas impunément que vous aurez goûté aux émotions de la science et de l’art. Il vous en restera toujours, au milieu même des affaires, et des inévitables vulgarités de la vie, la curiosité forcée des grandes choses. »

Il reste confiné derrière les murs de Sainte-Barbe ou de Louis-Le-Grand, à la fois par nécessité pour ses études et parce que, petit provincial, il ne possède ni les codes ni la familiarité d’une si grande ville.

Ces deux années d’intenses études s’achèvent par de remarquables succès, au concours général et à l’Ecole normale supérieure où Jaurès est reçu premier, en juillet 1878.

La promotion à l’quelle Jaurès appartient, celle de 1878, compte (…) Henri Bergson, à qui le lie autant d’amitié que de rivalité. Leur compétition, qui se joue particulièrement sur le terrain de la philosophie, est de notoriété publique. Certains professeurs l’encouragent en organisant comme dans la classe d’histoire d’Ernest Desjardins, des joutes oratoires (…) Au concours de l’agrégation de juillet 1881, nouvelle étape dans la compétition des deux rivaux, Bergson supplante son rival.Il semble que Jaurès ait été trop confiant dans son talent d’orateur.

(…) le plus jeune député de France le 4 octobre 1885 (…) Ainsi Jaurès ne fait-il pas seulement son entrée au Palais-Bourbon comme élu républicain du Tarn et plus jeune député de France (…) Suivant la coutume parlementaire, Jaurès s’abstient un an de monter à la tribune (…) Il se heurte rapidement aux limites du républicanisme tel que le conçoit Jules Ferry : « Il ne pouvait se satisfaire de la philosophie du père de l’école laïque. Un « monde sans dieu et sans roi », c’était à son goût un peu court. » De là date selon Madeleine Rebérioux son cheminement philosophique vers le socialisme.

« (…) le mouvement des sociétés européennes, depuis bientôt un siècle, peut se résumer ainsi : abaissement continu du prolétariat, écrasement continu de la classe moyenne par la classe capitaliste. »

Le déclin rapide du mouvement boulangiste et le suicide de son chef du 30 septembre 1891 sur la tombe de sa maîtresse à Bruxelles soulagent les leaders républicains…

Jaurès voit dans la République et son affirmation en France une garantie majeure de la paix générale en Europe.
Le latin est à cette époque la langue des savants et des penseurs qui l’utilisent entre eux pour leur correspondance. On rédige en latin les travaux universitaires jusqu’au début du XXè siècle, du moins une partie d’entre eux. Jean Jaurès intitule sa thèse De germanici socialisme fundamentis (« Des premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel »). Il se dit heureux d’écrire en latin, « seule langue vraiment internationale. »

la prestigieuse bibliothèque de l’Ecole normale supérieure (…) est dirigée par Lucien Herr (…)

« C’est Herr qui avait amené Jaurès au socialisme ou, pour parler plus exactement, c’est Herr qui avait amené Jaurès à prendre claire conscience qu’il était socialiste » (Léon Blum, « Souvenirs sur l’Affaire »).

(…) son socialisme d’essence intellectuelle mais fortement républicain, patriote, et très critique du marxisme.

Il y a bien pour Jaurès, dans ces années Toulouse, « passage au socialisme » (…) en participant activement à la vie municipale d’une part, en observant de l’autre la politique des républicains et des socialistes depuis son poste avancé de La Dépêche, en approfondissant enfin l’idée socialiste dans ses thèses et dans des textes de fond qui le rattachent à une éthique intellectuelle et philosophique élevée.

Les facultés sont d’emblée la priorité du jeune maire adjoint - il n’a que trente et un ans. La ville de Toulouse a pris du retard dans la réalisation d’un grand pôle universitaire (…) Jaurès rêve de faire des facultés de Toulouse une université d’échelle nationale…

« Pas de politique, pas d’art, pas de religion », déclare-t-il dans La Dépêche le 1er janvier 1890. La politique se résume à celle « des affaires » er de la conservation du pouvoir.

A l’initiative de Léon XIII, l’Eglise catholique adopte une approche plus compréhensive du monde moderne, dans l’intention de s’en rapprocher et d’orienter son évolution. Sur le plan politique, le pape a encouragé l’épiscopat français et à sa suite les fidèles, à se rallier à la République.

L’intérêt de Jaurès pour la question religieuse est d’autant plus fort que l’encyclique pontificale vient après une première encyclique tout aussi cruciale, Rerum Novarum, présentée en mai 1891, qui révolutionne les rapports de l’Eglise et de la société, Jaurès (…) n’hésite pas à qualifier Léon XII de « pape des ouvriers » dans son article du 1er octobre 1891 (…) Jaurès constate avec déception que l’Eglise ne changera pas (…) L’Eglise se révèle « incapable de rompre ses habitudes d’alliances sociales avec les dominants et elle est elle-même construite sur des principes autoritaires et non démocratiques ».

Jaurès s’inquiète des esprits délicats qui vont vers l’Eglise, comme ses anciens camarades Paul Desjardins et Henri Bergson (…) Jaurès évolue progressivement, d’une attitude très compréhensive de l’Eglise, vers une franche opposition que stimule son passage au socialisme.

« Il est absurde que, dans une société démocratique libre, où les hommes sont émancipés politiquement, ils soient des sujets économiquement, et que citoyens, c’est-à-dire souverains dans l’ordre politique, ils soient salariés, c’est-à-dire serfs dans l’ordre économique. Aujourd’hui, les travailleurs, au lieu d’occuper la cité du travail, au lieu d’y avoir leur domicile, sont en quelque sorte campés en dehors des murs. A côté de la cité capitaliste hautaine et close, le prolétariat n’est qu’un immense et misérable faubourg. »

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