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jeudi 14 mars 2019

« Cahier d’un retour de Troie » de Richard Brautigan (1982)


Se rappeler des choses qui n’ont pas attiré mon attention de façon immédiate ne m’a jamais réellement intéressé. Je pense qu’il s’agit d’une faiblesse de caractère, mais il est un peu tard pour y faire quoi que ce soit maintenant.

Je crois que la seule raison pour laquelle on avait tourné ce film, c’était de lui donner un prétexte pour se déshabiller. Je me demande pourquoi ils avaient choisi le thème de Tarzan pour ça. Les places n’étaient pas chères dans ce cinéma et l’auditoire, très clairsemé, était surtout composé d’épaves humaines qui essayent de tuer le temps qui leur restait à vivre, tout comme moi.

« C’est pour ça que je me trouve en Alaska, me suis-je dit. Pour regarder un corbeau avec un petit pain de hot dog qui lui dépasse de la bouche comme un bateau à rames. »

Au Top-40 des choses les plus atroces qui puissent arriver dans ma vie, il y a prendre l’avion avec la gueule de bois.
Le système nerveux central entre alors en conflit ouvert avec la vitesse et le bruit de l’avion. C’est comme si un chirurgien vous opérait alors que vous êtes encore conscient avec un scalpel dans une main et un manuel dans l’autre, sans jamais cesser de se répéter : « J’aurais dû mieux apprendre », et juste à ce moment-là sa mère déboule dans la salle d’opération vêtue de ses habits de jardin, elle s’approche de moi, regarde le trou que j’ai dans le ventre et hurle au docteur : « Pourquoi a-t-il fallu que je gaspille mon argent à te payer des études de médecine ? », et puis elle fait de grands gestes dans ma direction : « Non mais regarde-moi un peu ce trou ! Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir faire maintenant, hein ! J’aimerais bien savoir comment tu vas t’en sortir ce coup-là ! »

Aujourd’hui tout commence par la conversation que j’ai eue hier soir au téléphone avec un ami (…) Je l’ai appelé, pensant qu’il serait peut-être de bonne humeur (…) Je me trompais complètement (…) Au bout de quelques instants, il pleurait (…) Qu’est-ce que je pouvais faire ? à part être son ami et l’écouter… et l’écouter… et l’écouter… et l’écouter jusqu’à ce que le fait d’écouter me laisse tomber un ascenseur de l’enfer au travers de l’âme (…) Les craintes, les doutes et les tragédies intimes dont il parlait étaient autant de choses qui me hantaient depuis de nombreuses années, des zones partagées de mes ténèbres, des choses qu’il fallait que je dissimule pour continuer à vivre. C’était des choses qui s’échappaient parfois de la prison dans laquelle je les maintenais moi-même.

Mon ami s’y connaît un peu en électronique, alors j’ai dit d’accord, et le lendemain le poste de télévision était chez moi. Il m’a fallu un petit moment pour régler l’image vu que mon antenne n’est pas branchée.
J’ai obtenu l’image et mon ami est reparti. J’étais maintenant en mesure de jeter un œil sur le monde de l’autre côté des montagnes. Je pouvais regarder le journal du soir et savoir très exactement où le monde en était arrivé sur la route qui le mène en enfer, et ne pas avoir le sentiment désagréable que tout le monde y allait et pas moi.

Nous avons parlé au téléphone d’une nouvelle qu’elle avait écrite et qui ne marchait pas bien, nous avons parlé de ce qui clochait dedans. Je lui ai dit qu’elle écrivait beaucoup trop loin de sa propre expérience et qu’à ce stade de son écriture, cela ne faisait qu’un peu plus d’un an qu’elle écrivait, elle ferait mieux de rester un peu plus au contact des choses qu’elle sait jusqu’au moment où elle se sentira techniquement assez outillée pour lancer un pont, un pont qui la conduira un peu plus à l‘écart de la vie.
En d’autres termes, je lui ai dit d’écrire sur ce qu’elle connaissait. 
Elle aurait tout le temps qu’il faut pour écrire sur ce qu’elle ne connaît pas.

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