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samedi 9 mars 2019

« Ravage » de René Barjavel (1943)


Le développement de la culture en usine avait ruiné les campagnes, attiré tous les paysans vers les villes, qui ne cessaient de croître. A Paris sévissait une crise du logement que la construction des quatre Villes Hautes n’avait pas conjurée.

Elle avait dansé, chanté, souri, parlé, s’était déshabillée, étirée, accroupie, couchée, devant un jury composé d’yeux électriques, de microphones sélectionneurs, de planchers rythmographiques et de vingt autres appareils incorruptibles. Ces juges intègres l’avaient estimée supérieure en tout point à une foule de concurrentes. Seita l’avait engagée  aussitôt.

Depuis plus de deux mois, Paris n’avait pas reçu une goutte de pluie.

Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C’est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c’est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d’avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction.

En une seconde, l’Amérique, tout à l’heure si proche, venait de reprendre sa place ancienne, au bout du monde. Si cet état de choses durait, nul ne saurait avant de longues années ce qui s’était passé là-bas ce soir. Chacun allait se retrouver dans un univers à la mesure de l’acuité de ses sens naturels, de la longueur de ses membres, de la force de ses muscles. 

Ils n’avaient plus l’habitude de marcher. Et la stupéfaction, autant que la fatigue, leur coupait le souffle. Ils arrivaient dans la salle où sur les candélabres, qui retrouvaient leur rôle délaissé, brûlaient des bougies dont la cire tachait déjà le parquet.

« Plusieurs fois, au cours de l’hiver dernier, des troubles électriques s’étaient déjà produits, et hier au début de la soirée, des postes du monde entier ont signalé une nouvelle baisse du courant. Peu après, ils disparaissait complètement. Tout nous permet de penser que le phénomène est mondial. Sur la terre entière, les moteurs, atomiques ou à combustion se sont arrêtés. tous les avions en vol sont tombés. »

Ils se sentaient dépouillés de leurs différences sociales. Ils s’adressaient la parole sans se connaître, sur ce ton cordial, légèrement ému, que l’on prend pour se parler entre membres d’une famille éprouvée. La menace d’un grand malheur les disposait à oublier pour un instant leurs petits ennuis. Ils étaient prêts à tout se pardonner. Chacun pensait qu’il aurait peut-être besoin de son voisin, et se sentait disposé, à la rigueur, à lui rendre service.

Qu’allait-il devenir, lui qui ne se déplaçait jamais que par le secours des moteurs, qui parcourait volontiers quelques milliers de kilomètres dans sa journée, mais à qui cinq cent mètres paraissaient une distance terrifiante s’il s’agissait de la couvrir à pied ? Il n’avait jamais rien fait de ses mains. Il avait toujours eu, pour répondre à ses besoins, une armée de subordonnés et d’appareils perfectionnés. Leur service impeccable lui paraissait aussi naturel que le bon fonctionnement des organes de son corps. D’un seul coup, tout cela, autour de lui, disparaissait, l’amputait de mille membres, et le laissait seul avec lui-même pour tout serviteur.

Derrière les murs de verre, la chaleur apportée par le soleil s’accumulait. Impossible d’aérer. L’architecte avait tout prévu pour supprimer le moindre contact entre l’atmosphère extérieure et celle que les habitants conditionnaient à leur désir à l’intérieur des Villes Hautes.

Assis sur une chaise électrique, le patient recevait une série de décharges de courant à haute tension, d’intensité soigneusement calculée (…) En 2026, une vague d’énervement et de pessimisme menaça la nation et provoqua une recrudescence énorme de divorces et de suicides. Sur avis du Grand Conseil médical, le gouvernement prit un décret d’urgence. Toute la population passa sur la chaise de choc. Hommes, femmes, enfants, vieillards, chacun reçut son coup de Dépiqueur (…) Certaines grandes entreprises où le travail, particulièrement pénible, excitait énormément à la consommation de spiritueux, avaient fait installer des Dépiqueurs à l’usine même, entre la cantine et l’urinoir. Chaque ouvrir dont la production baissait venait y prendre un choc.

Sur les ponts de ces bâtiments rampaient quelques êtres humains, trop épuisés pour se tenir sur leurs jambes, rescapés de l’enfer et du mal noir, la plupart nus, tous squelettiques, à bout de forces, demi-cadavres dans l’attente de la mort. Quelques-uns étaient étendus près de l’eau, ou dans l’eau même. Certains ne bougeaient plus, endormis ou morts. D’autres se groupaient autour d’un cadavre, le dépeçaient de la dent et de l’ongle, demandaient une prolongement de vie aux restes de chair de celui que la vie venait de quitter. De ce grouillement que la lune peignait d’une lumière sans relief ne s’élevait pas un cri, pas un mot qui rappelât que ces larves avaient été des hommes, mais un concert bas de grognements, de sons inachevés, chuchotés, de bruits de bouches qui mâchent et boivent, de clapotis d’eau, et de mains, de vase, de poisson crevé, de charogne et d’excréments montaient jusqu’aux narines des cinq compagnons hallucinés, qui n’arrivaient pas à s’arracher à ce spectacle.

La grande catastrophe a laissé le souvenir épouvanté, transmis par tradition orale, d’un déluge de feu et d’un mal sans pitié, manifestations du courroux divin contre l’orgueil des hommes.

- Insensé ! crie le vieillard. Le cataclysme qui faillit faire périr le monde est-il déjà si lointain qu’un homme de ton âge ait pu oublier la leçon ? Ne sais-tu pas, ne vous l’ai-je pas appris à tous, que les hommes se perdirent parce qu’ils avaient voulu épargner leur peine ? Ils avaient fabriqué mille et mille et mille sortes de machines. Chacune d’elle remplaçait un de leurs gestes, un de leurs efforts. Elles travaillaient, marchaient, regardaient, écoutaient pour eux.Ils ne savaient plus se servir de leurs mains. Ils ne savaient plus faire effort, plus voir, plus entendre. Autour de leurs os, leur chair inutile avaient fondu. Dans leurs cerveaux, toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines. Quand elles s’arrêtèrent, toutes à la fois, par la volonté du Ciel, les hommes se trouvèrent comme des huîtres arrachées à leurs coquilles. Il ne leur restait qu’à mourir…

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