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lundi 9 octobre 2017

« Le prix à payer » de Joseph Fadelle (2010)

J’explique avec fierté à Massoud que j’appartiens à une riche famille de seigneurs, les al-Moussaoui, présent au Liban, en Iran et en Irak. Par mon père, je peux remonter en ligne directe à l’imam Moussa al-Kazemi (…) un des descendants d’Ali, jeune cousin et gendre de Mahomet. Dans l’esprit des chiites, il est aussi important que le Prophète.

Jamais, dans mes précédents livres, je n’ai entendu parler de miracles, et encore moins d’un dénommé Jésus. Même dans le Coran, ou dans la vie de Mahomet, je ne me souviens d’aucune allusion à ce genre de manifestations.

- Qui est ce Jésus dont parle ton livre ?
- C’est Issa ibn Maryam, le fils de Marie…
Réponse totalement inattendue et incompréhensible pour moi. Issa, je le connais, il figure dans le Coran, parmi d’autres prophètes venus avant Mahomet. Mais je n’ai jamais entendu dire qu’il portait un autre nom, ni que ce Jésus / Issa avait fait des miracles aussi extraordinaires.
- C’est normal, me répond Massoud en haussant les épaules, il s’est appelé Jésus pendant six cents ans, puis quand l’islam est arrivé, il est devenu Issa…

Les imams m’ont toujours enseigné que c’est la lecture du Coran de bout en bout qui sera récompensée au jour du jugement, beaucoup plus que la compréhension du texte.

J’ai donc tout le loisir de me plonger attentivement dans le Coran, en gardant à l’esprit que j’ai promis à Massoud d’examiner le texte avec honnêteté. Ce faisant, je me retrouve aussi pour la première fois de ma vie seul, face à moi-même, sans échappatoire ni distraction, obligé de me confronter en vérité à ce qui constitue une grande part de mon identité : l’islam.
Et c’est là que mes ennuis ont commencé. Pourtant, j’aurais dû me méfier, et écouter la recommandation, tiré d’un verset du Coran, de ne pas approfondir ce qui peut perturber la foi.

(…) ce verset 34 de la sourate sur les Femmes, An-Nisâ, qui commande « d’admonester [les femmes] dont on craint l’indocilité », de les « reléguer dans les lieux où elles couchent », et au besoin même de « les frapper »…

(…) je suis bien obligé de déchanter quand je lis que Mahomet s’est marié avec une fille de 7 ans, Aisha ; ou encore qu’après avoir marié son fils adoptif Zaïd, il prend la femme de celui-ci, sa belle-fille donc, pour en faire sa septième épouse. Mais pour mon imam, c’est cela qui explique pourquoi le Coran a interdit l’adoption. Je trouve pour ma part qu’il y a là une curieuse manière de démontrer ce qui est bon ou pas, en prenant tour à tour le prophète Mahomet comme exemple ou comme contre-exemple !

Même la vie du prophète Mahomet, qui auparavant me semblait pleine de gloires et d’habileté, ne m’est plus une consolation. Dans ma tristesse, j’y vois au contraire une accumulation d’adultères, de vols. Comment cet homme peut-il être un homme de Dieu ? Comment puis-je vouloir lui ressembler, lui qui a fait le contraire de ce qu’il prêchait ? Comment peut-il demander à une femme qui perd son mari d’attendre trois mois et dix jours avant de se remarier, quand lui-même a épousé une femme le jour même où elle a perdu son mari, assassiné en compagnie de six cents personnes par les soins du Prophète… ?

Ce qui me rend si léger, c’est que pour la première fois peut-être de mon existence, je me souviens d’un de mes rêves (…) Ce rêve (…) me place au bord d’un ruisseau, pas très large, à peine un mètre. Sur l’autre rive, un personnage d’une quarantaine d’années, plutôt grand, vêtu d’un vêtement beige d’une seule pièce, à l’orientale, sans col. Et je me sens irrésistiblement poussé vers cet homme, par l’envie de passer de l’autre côté pour le rencontrer.
Alors que je commence à enjamber le ruisseau, je me retrouve suspendu dans les airs, pendant quelques minutes qui me paraissent une éternité. Je crains même avec un certain effroi de ne jamais pouvoir redescendre sur terre…
Comme s’il avait senti mon malaise grandissant, l’homme d’en face me tend la main, pour me permettre de franchir le cours d’eau et d’atterrir à côté de lui. En cet instant, je peux à loisir observer son visage : des yeux bleu-gris, une barbe peu fournie et des cheveux mi-longs. Je suis frappé par sa beauté.
Posant sur moi un regard d’une douceur infinie, l’homme m’adresse lentement une seule parole énigmatique, au timbre de voix rassurant et invitatoire : « Pour franchir le ruisseau, il faut que tu manges le pain de vie. » (…) Encore tout à ma joie, presque enfantine, d’avoir enfin UN rêve à moi, le sourire aux lèvres, je n’éprouve pas le besoin de chercher à comprendre le sens de ces mots mystérieux.

- Commence plutôt par un autre passage, l’Evangile de Matthieu par exemple. Pour un début, c’est plus facile, me conseille Massoud par-dessus mon épaule.
Par quel mystérieux dessin n’ai-je pas suivi son conseil ? (…) Arrivé au chapitre 6, je m’arrête net dans ma lecture, abasourdi, au milieu d’une phrase (…) je relis lentement ce passage, dans lequel ce Jésus s’adresse à ses disciples après avoir multiplié des pains pour la foule, en leur disant : « Je suis le pain de vie, celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim… »
Il se passe alors en moi quelque chose d’extraordinaire, comme une déflagration violente qui emporte tout sur son passage, accompagnée d’une sensation de bien-être et de chaleur…
Comme si, tout à coup, une lumière éclatante éclairait ma vie d’une façon entièrement nouvelle, et lui donnait tout son sens (…) J’ai l’impression d’être ivre, alors que monte dans mon cœur un sentiment d’une force inouïe, une passion presque violente et amoureuse pour ce Jésus-Christ dont parlent les Evangiles.

Au lieu de préceptes et d’obligations formelles, comme celle de la prière cinq fois par jour, les mots du Notre Père de l’Evangile résonnent dans ma tête et mon cœur comme un baume apaisant. Si Allah parle comme un père qui aime ses enfants, s’il pardonne même aux pécheurs, alors ma relation à Lui ne peut plus être la même. Je ne suis plus dans la soumission ni dans la crainte, mais dans l’amour, comme dans une famille.

J’ai ainsi en tête tous les noms d’Allah donnés par le Coran. il y en a quatre-vingt-dix-neuf connus : Eternel, Inengendré, Unique, Inaccessible, Ferme, Invincible, Glorieux, Sage, Bienveillant, Miséricordieux, mais aussi Vengeur… En revanche, il en existe un autre, le centième nom, que personne ne connaît. Ce nom d’Allah mystérieux et inconnu, j’ai l’impression de le découvrir aujourd’hui, c’est l’Amour.

Au début de l’année 1992, je suis donc loins d’imaginer ce qui m’attend lorsque je me rends dans la grande salle, juste avant le déjeuner, convoqué par mon père :
- Mon fils, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer : je t’ai trouvé une fiancée ! (…) j’ai déjà payé la dot, almahr, et surtout j’ai donné ma parole à la famille, donc c’est maintenant mon propre honneur qui est en jeu : il n’est pas question que tu refuses ! (…)
Devant ma mine décomposée, mon père ajoute cependant avec un sourire entendu, destiné à me convaincre : « Ecoute, je t’ai choisi cette femme parce que c’est bien pour la famille, mais si tu veux en prendre un autre, tu fais ce que tu veux ! Tu n’auras qu’à prendre celle-ci comme un meuble dans ta chambre… »
Pour clore la discussion, il précise, d’un impératif, qu’il a déjà tout organisé : je suis officiellement fiancé depuis un mois…

Les hommes, ses frères, restent à la maison pour signifier que le mariage de leur sœur est un jour de honte pour eux, puisqu’un homme va jouir sexuellement de leur sœur.
Au cours de la grande réception mondaine qui suit, chacun vient féliciter le père du marié, grand seigneur et seul véritable roi de la fête.

Michael commence par m’expliquer qu’il a préféré mettre la Sainte Vierge Marie plutôt que la croix dans son magasin, car il arrive que cette dernière provoque des réactions violentes chez les musulmans : ils crachent par terre de dégoût ou insultent le commerçant.

"Je m’appelle Mohammed, je suis musulman et je crois au Christ… Je veux me faire baptiser !" (…) Le prélat bondit de sa chaise, rouge de colère, comme piqué par une décharge électrique. A ma très grande surprise, semblant perdre ses nerfs, il se précipite alors vers moi en hurlant : « Dehors, dehors ! », et me pousse sans ménagement vers la sortie (…) Le plus dur à accepter, c’est que cette réaction vienne du clergé, et d’une de ses plus hautes autorités encore…

Comble de joie pour moi, elle demande même à m’accompagner à la messe de temps à autre le dimanche, avec notre fils Azhar, curieuse de découvrir la communauté des disciples de Jésus ! Elle me dit sa surprise de voir comment les femmes sont considérées autrement que dans l’islam et comme elle sont respectées (…) Car si elle va au bout de cette logique de discrédit de l’islam, elle sait pertinemment qu’il lui faudra couper les ponts avec sa propre famille, pour qui la religion et la vie sociale sont une seule et même réalité.

C’est la seule explication plausible à la haine qui s’est abattue sur moi ce matin : la peur du scandale public. Si mon changement de religion vient à être connu, ma famille peut tout perdre : son honneur, sa considération et son rang dans la société chiite…
Je n’oublie pas non plus que l’élimination des apostats est une règle pratiquée dès l’apparition de l’islam, reprise dans les hadiths…

Tous, nous attendons le verdict. Il tombe, prononcé par Mohammed Sadr :
- S’il se confirme qu’il est chrétien, alors il faudra le tuer, et Allah récompensera celui qui accomplira cette fatwa (…)
Je suis à nouveau poussé dans le coffre. Je suppose que nous prenons la route inverse, direction Bagdad. Dans mon sarcophage roulant, je me repasse en boucle le dialogue surprenant qui vient de se dérouler. Je m’étonne en particulier des réponses qui me sont venus, pertinentes, pleines d’un à-propos qui ne me ressemble pas. Surtout, elles ont fait fléchir l’ayatollah lui-même. ce qui est étrange, dans la mesure où d’habitude je suis plutôt lent et pas vraiment bon orateur.

- Nous savons que tu as fréquenté des églises, des chrétiens. Quelles églises ? Qui sont ces chrétiens ? Où résident-ils ? Qui est le premier chrétien à avoir osé t’adresser la parole ? Voilà ce que nous voulons savoir. Si tu nous le dis, tu ne deviendras pour nous qu’un simple témoin, et non plus un coupable… Parle !

Si je mange peu, je ne dors pas beaucoup plus. A seize dans la pièce, nous nous relayons à tour de rôle pour que chacun puisse s’allonger un peu et tenter de s’assoupir. Le reste du temps, je suis debout, position très inconfortable à la longue. Le moindre mouvement pour me dégourdir risque de gêner mon voisin (…) Je n’ai rien à espérer, ni procès équitable, ni changement dans la conditions d’enfermement. C’est cette absence totale de perspectives qui me mine le plus, davantage encore que la torture physique (…) je pèse désormais cinquante kilos. J’en faisais cent vingt avant de mettre les pieds dans ce pénitencier (…) Après seize mois de captivité, je suis à bout.

Pour toute formalité, je signe un papier, dans lequel je m’engage à ne jamais révéler ce que j’ai vécu, sous peine de mort. Ainsi, officiellement, cet enfer n’a jamais existé… Dernier supplice. Même la réalité de l’épreuve m’est enlevée.

Je n’y comprends rien. Suis-je la proie d’une hallucination ? (…) En un rien de temps, on tue plusieurs veaux gras pour alimenter les convives. Mon père a bien fait les choses (…) Qu’est-ce que cette comédie d’un goût plus que douteux ? Toute ma famille a-t-elle été frappée d’amnésie ? (…) Ce qui compte le plus finalement pour eux, pour mon père, c’est la réputation, le qu’en dira-t-on, la peur de perdre la face, beaucoup plus que l’amour réciproque.

Pendant ce temps, Anouar a donc vécu enfermée chez elle. Dans notre milieu, une femme ne sort pas sans son mari. Si son mari est en prison, elle-même est aussi emprisonnée, d’une certaine manière, dans sa propre maison. C’est également à ce moment-là que mon frère, et ma sœur se sont installés chez nous, prétendument pour accompagner ma femme dans son épreuve.

- (…) ta famille a profité de notre situation de faiblesse pour confisquer nos papiers d’identité. De même que tout l’argent dont nous disposions avant ton emprisonnement…

Pour rendre vivable cette pression intolérable, nous avons heureusement recours à la prière, que nous chuchotons sur nos nos heures de sommeil par défiance vis-à-vis de noter propre fils ! Voilà où nous en somme réduits… Chaque nuit, à voix basse, nous supplions à genoux le Saint-Esprit de nous aider à porter ce fardeau et de nous indiquer une issue, alors qu’à vues humaines, l’horizon nous paraît entièrement bouché.

Et si pardonner m’était possible, comment pourrais-je même leur expliquer ce que je vis ? Cela me paraît irréalisable, tant mon expérience religieuse dépasse le champ de leur compréhension.

Je remercie le Ciel de m’avoir fait rencontrer cette religieuse qui prend notre situation en main. je comprends par la même occasion que la situation des chrétiens en Jordanie, bien que meilleure qu’en Irak, est loin d’être aussi enviable que je pouvais l’imaginer.

(…) à l’université, on a demandé aux chrétiens de se lever dans l’amphithéâtre. Deux ou trois filles ont eu ce courage. Elles se sont fait copieusement insulter par le reste des étudiants, d’abord parce qu’elles sont non voilées, ensuite parce qu’elle ne sont pas musulmanes !

Si je suis tout heureux de pouvoir contribuer, à ma mesure, à la construction d’une église, sur le chantier en revanche, je suis très déçu de constater que les ouvriers sont tous musulmans et n’aiment pas les chrétiens.
Quand j’essaie de comprendre leur profonde antipathie, ils me disent d’un mot que l’Evangile a été détourné.
- Donnez-moi un exemple, leur rétorqué-je.
- Quand il est écrit dans votre Bible qu’il faut aimer ses ennemis…
Pour eux, cette attitude demandée par le Christ est totalement incompatible avec le Coran. Elle montre bien que les chrétiens sont des faibles, et sont méprisables.

J’aurais dû me souvenir que dans l’islam tel qu’on me l’a inculqué, le blasphème des autres religions est une chose normale.

Les habitants des maisons avoisinantes, en majorité musulmans, n’acceptent pas la présence, si près de chez eux, de la nouvelle église. Leur antipathie s’est focalisée sur les cloches qui sonnent chaque matin dès six heures. A plusieurs reprises, cela s’est traduit par des actes de malveillance, notamment des jets de pierres contre l’église. Au bout d’un mois, le curé de la paroisse a donc décidé de faire taire les cloches à six heures, sauf en cas de grande fête religieuses ou de mariage.

La suite reste un mystère pour moi. Comment se fait-il que la première balle, tirée par Karim, ne m’ait pas touché ? Quelle est cette voix féminine, intérieure, qui m’a soufflé de fuir à toute vitesse ? Et les autres balles qui suivirent, celles qui m’ont frôlé de très près en sifflant autour de mes oreilles, m’ont-elles vraiment épargné ?

Jour après jour, je puise dans les psaumes, notamment, une sérénité et une confiance qui m’étonne moi-même, alors que nous sommes dans une situation très inconfortable. Au lieu de cela, j’ai en moi, de manière incompréhensible, comme la certitude que je ne serai pas abandonné.

Il nous emmène chez ses parents à Paris, pour déposer nos bagages. Dans la voiture, je suis très surpris par les couleurs de ce pays, d’abord celle des arbres qui longent l’autoroute : leur vert gorgé d’eau me paraît presque artificiel. Dans mon pays et même en Jordanie, le soleil et la luminosité sont extrêmement forts, écrasants : par contraste, toutes les autres couleurs en deviennent ternes et grisâtres.

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