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jeudi 16 novembre 2017

 "Scènes de la vie intellectuelle en France - L’intimidation contre le débat » d’André Perrin (2016)

Préface de Jean-Claude Michéa

« (…) les effets spécifiques de la loi Edgar Faure de novembre 1968 sur la vie intellectuelle française. Ce ministre a la fois intelligent et cultivé (…) avait en effet acquis la certitude, au lendemain des évènements de Mai 68, que le moyen le plus efficace de neutraliser les velléités contestataires de certains idéologues de ce mouvement était tout simplement d’en faire des universitaires. De là (…) cette titularisation immédiate, au sein de la nouvelle Université, d’un nombre considérable d’idéologues « gauchistes » - surtout dans les départements « littéraires » dont certains ne disposaient parfois que d’une simple licence (…) 
Le mécanisme traditionnel de la cooptation allait évidemment faire le reste - les nouveaux mandarins ayant généralement une tendance marquée à choisir leurs successeurs parmi leurs clones intellectuels plutôt qu’en fonction de leur véritable apport à la recherche. C’est probablement ce qui explique, entre autres, que plus de quarante ans après, ce soient toujours Foucault, Bourdieu et Derrida - autrement dit, les auteurs qui étaient effectivement à la mode dans les années 1970 - qui constituent encore le sésame idéologique le plus efficace pour faire carrière dans les « sciences sociales » ou accéder à la reconnaissance médiatique ».


L’art perdu du débat

Les historiens ont relevé dans l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault de multiples erreurs (…) Plus du quart des références du premier chapitre Stultifera navis comportent des erreurs ou des approximations (…) Rien de tout cela n’a pourtant débouché sur une campagne de presse visant à mettre Foucault au ban de l’université… 

Ainsi Gérard Mordillat et Jérôme Prieur : ces romanciers et cinéastes dépourvus de toute formation historique et exégétique qui, ignorant le grec, n’ont aucun accès aux textes des Evangiles, ont publié un livre intitulé Jésus après Jésus. La christianisation de l’Empire romain, prolongé par une série télévisée intitulée L’apocalypse dont Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne, a montré dans un petit livre incisif qu’il fourmillait d’erreurs, de contresens, d’incompréhensions, de confusion, de contradictions et de rapprochements absurdes ouvrant la porte à des interprétations tendancieuses.

Il en va donc de la civilisation comme de la dette : on n’a le droit de parler de civilisation que lorsqu’elle est arabo-islamique et de dette que lorsque le créancier est musulman.

Le 12 septembre 2006, le pape Benoît XVI avait prononcé à l’Université de Ratisbonne (…) une conférence académique devant un aéropage d’universitaires, conférence intitulée Foi, raison et université : souvenirs et réflexions. Radios et télévisions ayant repris sans vérification des dépêches d’agences de presse affirmant que le pape y avait dénoncé la violence de l’islam, des églises furent incendiées en Irak et en Palestine et plusieurs chrétiens assassinés, dont une religieuse septuagénaires à l’hôpital de Mogadiscio, par des gens qui n’avaient pas lu le discours de Benoît XVI mais qui, informés de son contenu par des journalistes qui ne l’avaient pas lu davantage, entendaient montrer ainsi qu’on avait bien tort de lier l’islam et la violence (…) De l’islam il n’était question que dans l’introduction à  travers une citation, celle d’un court dialogue entre l’empereur byzantin Manuel II Paléologue et un lettré persan dans lequel celui-là reproche à Mahomet d’avoir diffusé la foi par l’épée. Bien loin de reprendre à son compte ce reproche, le pape prenait au contraire ses distances avec lui en soulignant la « rudesse » et le caractère peu « amène » du propos, et surtout il le laissait de côté pour extraire du dialogue cité l’argument que le Byzantin opposait au Persan, argument qui allait servir de fil conducteur à la conférence et qu’on retrouve das la conclusion. Cet argument est le suivant : « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. » (…) le Pape n’y traitait pas de l’islam et de la violence, mais, s’agissant des rapports de la religion et de la raison, ses principales cibles se trouvaient à l’intérieur du christianisme : le volontarisme de Duns Scot, la réforme protestante, la philosophie kantienne et le subjectivisme moderne.

On a contesté qu’identité fût un mot juste sous prétexte que toute identité se construit et qu’aucune n’est figée (…) nous savons bien que toute identité, celle d’une nation comme celle d’un enfant qui devient homme, se construit dans une histoire, et cela ne nous empêche pas de parler de l’identité dans de multiples circonstances où il ne s’agit pas de celle de la France. Celui qui s’aventurerait à nier l’existence d’une identité palestinienne s’exposerait à de graves ennuis avec la plupart des signataires de la pétition lancée par Médiapart le 2 décembre 2009. Quant aux militants du Front de gauche et aux députés « frondeurs » du parti socialiste, lorsqu’ils réclament que la gauche soit fidèle à ses valeurs, ne lui demandent-ils pas de conserver son identité ?

(…) la presse avait massivement opposé aux adversaires du genre à l’école un tir de barrage dont le maître mot, le maître-argument, (…) était : « La théorie du genre n’existe pas. » (…) Pourtant la notion de « gender theory », de même que celle de « queer theory », est tout aussi attestée dans le monde anglo-saxon (…) Que la théorie du genre ne soit pas unifiée, c’est bien la moindre des choses : toutes les théories sont provisoires et aucune n’est parfaitement unifiée. Cependant si ces théories au pluriel ne reposaient pas sur un substrat qui leur fût commun, si elle se bornaient à se contredire les unes les autres sur tous les points… (…) 
A vrai dire c’est parce qu’ils soupçonnaient leurs adversaires d’utiliser le mot théorie en lui donnant une connotation dépréciative que les promoteurs de la théorie du genre ont voulu censurer ce mot : dans l’esprit de beaucoup la théorie, surtout si on l’oppose à l’expérience ou aux faits, est par essence fumeuse, pure vue de l’esprit sans consistance ni rapport à la réalité.

Mais fallait-il intégrer la théorie du genre au programme des sciences de la vie et de la terre ? Les sciences biologiques ayant pour objet le sexe mais pas le genre, il était pour le moins paradoxal de demander à des professeurs de sciences naturelles d’enseigner une théorie qui venait des sciences humaines (…) et dont les présupposés étaient, eux, foncièrement antinaturalistes. 

(…) cet objectif relève de l’éducation et non de l’instruction (…) Ni les valeurs de la République ni l’égalité entre les hommes et les femmes ne sont des vérités scientifiques (…) Enseigner des vérités et promouvoir des valeurs, cela ne peut pas se faire selon les mêmes modalités : voilà ce dont on aurait pu débattre si la bataille des mots n’avait pas empêché la confrontation des idées.

La ministre chargée de le porter [Christine Taubira] avait ainsi déclaré : « C’est une réforme de société et on peut même dire une réforme de civilisation. » Une réforme de société et a fortiori une réforme de civilisation, cela mérite une discussion entre les citoyens et on peut s’attendre à ce que dans une discussion d’affrontent des opinions divergentes. Or la stratégie adoptée par les partisans de la réforme consista à assimiler les opinions divergentes à l’homophobie.

Les hommes sont en effet beaucoup plus visés que les femmes par les contrôles de police (…) 9,5 fois plus (…) si de la surreprésentation des noirs et des arabes dans les contrôles on peut conclure au racisme anti-noir et anti-arabe des policiers, de la surreprésentation des hommes, ne faut-il pas conclure à leur sexisme anti-mâle ? (…) 
Concrètement, puisque l’INSEE nous apprend qu’au 1er janvier 2015 il y avait 391 330 hommes nés en 1987 et 391 072 femmes nées en 1946, il faudrait exiger des policiers qu’ils apportent la preuve que les femmes de 70 ans ont été contrôlées aussi souvent que les hommes de 29 ans (…)
Si quelqu’un avait affirmé dans une émission télévisée que les hommes sont davantage soumis à des contrôles d’identité parce que la plupart des trafiquants sont des hommes, il est peu probable qu’il aurait fait l’objet de poursuites judiciaires, ne serait-ce que parce qu’aucune association antisexiste n’aurait déposé une plainte avec constitution de partie civile. Il est tout aussi peu probable qu’il ait été couvert d’opprobre.

A Rotherham dans le Yorkshire 1400 jeunes filles âgées de 11 à 16 ans avaient été battues, victimes d’abus sexuels, violées, souvent sous la menace de la torture, pendant 16 ans, de 1997 à 2013, sans que ni la police ni les services sociaux ni le conseil municipal, pourtant alertés par trois rapports établis entre 2002 et 2006, n’aient rien fait pour s’y opposer. Ces responsables, pouvait-on lire dans le rapport de Mme Jay [ancienne inspectrice des affaires sociales],  étaient en effet « réticents à identifier les origines ethniques des coupables par crainte d’être traités de racistes. » (…) Si 1400 jeunes filles de 11 à 16 ans avaient été battues, menacées de mort et violées pendant 16 ans par des prêtres catholiques ou des moines bénédictins, les services sociaux et les conseils municipaux se seraient-ils tus pour ne pas risquer de stigmatiser une communauté et d’alimenter ainsi l’anticléricalisme primaire ?

Passons sur cet étrange présupposé en vertu duquel il faudrait être marxiste pour parler de Marx, croyant pour parler de la religion et, allons jusqu’au bout, néo-nazi pour étudier le nazisme…

Nous vivons dans un pays où on est capable d’adjurer les Israéliens de dialoguer avec le Hamas en leur représentant qu’on ne peut faire la paix qu’avec son ennemi, mais dans ce même pays des intellectuels considèrent que les intellectuels qui ne pensent pas comme eux ne sont ni des interlocuteurs, ni des adversaires, ni même des ennemis, mais pire que des ennemis puisque, sans qu’il soit question de faire la paix, ils sont à ce point étrangers à leur monde, qu’on ne peut ou qu’on ne doit même pas entreprendre une discussion avec eux (…) 
Or il n’y a pas de débat intellectuel là où il ne s’agit plus de démêler le vrai et le faux, mais de dénoncer le mal (…) Pour penser en vérité, il faut accepter de suspendre le jugement moral, il faut préférer la raison à l’émotion et aussi le doute au soupçon. Celui-ci n’est pas inutile quand on se l’applique à soi-même afin de penser contre soi et il relève alors de l’hygiène intellectuelle ; appliqué préférentiellement à la pensée de l’autre, il s’apparente davantage au terrorisme intellectuel. La plupart des débat de ces dernières années m’ont paru tomber dans ces travers.

Sur l’anticléricalisme. La notion de crime dans son rapport à l’histoire.

Le terme anticléricalisme est lui-même équivoque ou polysémique. Il peut signifier soit, c’est son sens strict, l’opposition au cléricalisme, soit, plus largement et plus couramment, l’hostilité à l’endroit des clercs, du clergé, des Eglises, de la religion en général. C’est le premier sens que retient Catherine Kintzler en écrivant : « Le cléricalisme, en effet, consiste à vouloir accorder aux représentants des religions et aux ministres des cultes un rôle politique ou (éventuellement) en tant qu’élus, et plus généralement à nier la séparation des ordres institués par la laïcité républicaine, à vouloir que le politique soit dépendant du religieux. » (…) Un certain nombre de déclarations entendus ces temps-ci réputent attentatoire à la laïcité toute intervention des Eglises, et plus particulièrement de l’Eglise catholique, dans l’espace public. Ceux qui prétendent ainsi interdire à une association religieuse l’exercice de droits et de libertés qu’ils revendiquent pour les associations de travailleurs, de professeurs, de chasseurs-pêcheurs ou de libres penseurs introduisent une discrimination qui n’est prévue par la loi, ni exigée par la laïcité républicaine. L’anticléricalisme dont ils font preuve n’est pas l’anticléricalisme au sens strict (…) mais au sens large, qui est hostilité à l’endroit des clercs, du clergé, des Eglises et de la religion en général.

Kant lui-même qui justifie clairement la peine de mort aurait alors été complice d’un « crime » (…) Si donc on prend le mot crime au sens juridique (…) on ne peut qualifier des faits historiques passés en recourant à des concepts juridiques contemporains sans introduire une sorte de rétroactivité de la loi qui est un monstre juridique. Si maintenant on prend le mot crime dans son acception morale, on se trouvera devant une difficulté analogue. Le problème ne sera plus exactement celui de a rétroactivité de la loi, mais celui de l’anachronisme (…) Si donc on veut demander au christianisme des comptes sur les crimes de son histoire, il faut s’assurer que les actions auxquelles on donne cette qualification contrevenaient soit aux lois juridiques en vigueur à l’époque où elles ont été  accomplies, soit à la loi morale telle qu’elle était accessible à la conscience des hommes de l’époque et telle que son contenu était déterminé par les mœurs et l’ensemble des conditions empiriques de leur temps.

(…) pour l’essentiel, c’est l‘hérésie et non l’Inquisition qui suscite à l’époque la réprobation générale. L’Inquisition « ne soulève pas contre elle  l’hostilité de la population et bénéficie de l’appui de sa part la plus importante. ». En refusant le mariage, en niant la validité du serment dans une société, la société féodale, tout entière fondée sur des relations contractuelle, les Cathares heurtaient les valeurs et les convictions les plus fortement établies en leur temps et c’est pourquoi, au cours des deux siècles qui précédèrent la naissance de l’Inquisition, ils furent régulièrement victimes de la justice expéditive des rois et des empereurs, mais aussi fréquemment massacrés par des foules en colère. Ainsi en introduisant une enquête et en instituant une justice régulière où par ailleurs le bûcher était l’exception et non la règle, l’Inquisition a-t-elle plutôt contribué à l’adoucissement des mœurs : « La pratique inquisitoriale a modifié la procédure judiciaire et constitué un progrès par rapport aux procédures accusatoires. »
(…) c’est précisément quand l’Inquisition passe des mains de l’Eglise à celles des rois et des empereurs, c’est-à-dire à partir du XVIè siècle, qu’elle fait le plus grand nombre de victimes. « L’Eglise a toujours tendance à pardonner au moindre signe de repentance. »

(…) en suggérant qu’un lien privilégié unit religion et criminalité (…) celle-ci aurait dû décliner au fur et à mesure que celle-là s’effaçait (…) Cependant l’histoire du XXè siècle a été traversée par des crimes et des massacres inégalés imputables à des totalitarismes dont l’armature intellectuelle, bien loin d’être religieuse, était fournée par des croyances et des doctrines néo-païennes ou athées (…) On connaît la formule de Pierre Chaunu selon laquelle « la révolution française a fait plus de morts en un mois au nom de l’athéisme que l’Inquisition au nom de Dieu pendant tout le Moyen-Âge et dans toute l’Europe. » Reynald Secher a dressé un implacable réquisitoire contre le massacre des Vendéens et si les historiens discutent pour savoir s’il s’agit d’un génocide ou d’un « populicide » (…) il reste que dans une lettre adressé aux députés en date du 23 juillet 1794 Carnot expliqua que même si les vieillards, les femmes et les enfants étaient moins coupables que les meneurs, il était néanmoins nécessaire au salut de la république qu’ils fussent traités avec la même rigueur (…) 

Jules Ferry (…) le 28 juillet 1885 à la Chambre des députés : « Il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ! »
Jean Jaurès (…) dans un discours à la Chambre des députés le 20 novembre 1903 : « la civilisation que la France représente en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l’état présent du régime marocain. »
(…) le 9 juillet 1925, c’est Léon Blum qui déclarait dans cette même Chambre des députés : « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisées grâce aux efforts de la science et de l’industrie. » Des historiens se sont attachés à montrer que, loin d’avoir un caractère marginal ou accidentel, le colonialisme était partie prenante de l’idéal républicain.


Race, racisme et police du langage

Interrogée le 30 juin 2013 sur France Inter entre 8h20 et 8h30, l’ethnologue Anne-Christine Taylor faisait la déclaration suivante : « Quand l’Unesco après la guerre a voulu mettre un terme à cette terrible maladie de la raciologie, ce sont les ethnologues que l’Unesco a convoqués pour essayer de tordre le cou une fois pour toutes à cette affaire de race. Tout ça, le mot de race, ça n’existe pas, il n’y a pas plusieurs races humaines. »
En effet l’Unesco qui avait réuni dès 1949 des ethnologues, anthropologues, sociologues, psychologues, biologistes, zoologues, a publié leurs contributions dans un ouvrage collectif intitulé Le racisme devant la science (1960) (…) Dire qu’on ne peut pas partir des différences raciales pour en tirer des conséquences racistes, ce n’est pas dire qu’il n’y a pas de différences raciales. Et la proposition Il n’y a pas de races pures n’est ni grammaticalement ni logiquement équivalente à la proposition Il n’y a pas de races : tout à l’inverse, il n’y aurait aucun sens à énoncer la première s’il était entendu que la seconde est vraie. Contrairement à ce que d’aucuns essaient de leur faire dire aujourd’hui, les auteurs de Le racisme devant la science n’affirment nullement que les races n’existent pas ni qu’il faut renoncer à faire usage du mot race.


Toutes les civilisations se valent-elles ?

Ainsi le Nouvel Observateur avait publié en février 2012 de multiples articles (…) destinés à pourfendre l’idée selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas. Or, trois mois plus tard ce même hebdomadaire publiait un numéro hors-série intitulé Les grandes civilisations. Les grandes civilisations ? Diable ! Il y en aurait donc des petites ? (…) De même au mois de mars 2012 les éditions Odile Jacob publiaient un ouvrage rédigé par 50 chercheurs et citoyens « engagés », préfacé par Martine Aubry et intitulé : Pour changer de civilisation. A quoi cela rime-t-il de vouloir changer de civilisation si toutes les civilisations se valent ?

Pour Marcel Mauss (…) le concept de civilisation se distingue de celui de culture par son extension à la fois dans l’espace et dans le temps. Evoquant vingt ans plus tard les phénomènes qui sont « communs à un nombre plus ou moins grand de sociétés et à un passé plus ou moins long de ces sociétés », il conclut : « On peut leur réserver le nom de « phénomènes de civilisation. » 
(…) nos contemporains continuent à recourir, explicitement ou implicitement, au concept de civilisation, y compris quand ils prétendent le récuser. Le 30 avril 2008, le journal Libération publiait une tribune signée par 56 chercheurs en histoire et en philosophie intitulée : Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique ! Que sont donc l’Occident chrétien et le monde islamique dans cette phrase ? (…) Le 1er mars 2008, on pouvait lire sur le site oumma.com un article intitulé Pour l’étude de la culture arabe dans lequel M. Marwan Rashed, professeur à l’Ecole Normale Supérieure et futur signataire de la tribune ci-dessus mentionnée (…) se proposait de procéder à une « déconstruction de la notion de civilisation ». Moyennant quoi notre auteur consacrait toute la suite de son article à mettre en évidence les vertus, les richesses et les apports de ce qu’il n’avait alors aucun scrupule à nommer « la civilisation islamique » ou « la civilisation arabo-islamique ». Avec de tels déconstructeurs, on peut se passer de constructeurs.

Léo Strauss dans l’introduction de Droit naturel et histoire : « Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus par une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé (…) Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute tranquillité une évolution vers l’état cannibale. »

Et de fait des jugements sont régulièrement portés sur la valeur respective de différentes civilisations sans que cela suscite ni réprobation ni indignation. Qui par exemple n’a jamais entendu célébrer l’âge d’or d’Al-Andalus ?

Piere-Henri Tavoillot propose le critère suivant : « Une civilisation est dite grande lorsqu’elle produit des œuvres qui ne s’adressent pas seulement à elle-même mais concernent, touchent, parlent à l’ensemble de l’humanité » (…) Entre les VIè et IVè siècle avant Jésus-Christ la civilisation grecque a substitué à une pensée mythique une pensé rationnelle, inventé la politique, la démocratie, la philosophie, produit en l’espace de 80 ans les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, ainsi que de multiples chefs-d’œuvre de l’architecture et de la sculpture (…) A vingt-cinq siècles de distance, tout cela continue à irriguer nos vie et nos pensées bien plus que les statuettes en terre cuite et les hauts-fourneaux des Nok, tout admirables qu’ils sont.

« Il faut constater que la mise en question de l’institution par la réflexion ne se fait qu’exceptionnellement dans l’histoire de l‘humanité, et dans la seule lignée européenne ou gréco-occidentale (…) Cette rupture, nous ne la rencontrons que deux fois dans l’histoire de l’humanité : en Grèce ancienne une première fois, en Europe occidentale à partir de la fin du haut Moyen Âge ensuite » (Cornelius Catoriadis)

L’autonomie, est dans la civilisation européenne, corrélative du relativisme : pour qu’il soit légitime de se donner à soi-même sa propre loi il faut avoir admis que la loi est œuvre humaine et rien qu’humaine…

(…) la civilisation européenne a toujours cherché et trouvé sa substance en dehors d’elle-même. Alors que la curiosité à l’égard de ce qui est autre « n’est guère plus qu’une exception dans le monde grec (Hérodote) ou dans l’Islam médiéval (Al -Biruni) », elle est la caractéristique constante de l’Europe. En outre son rapport à l’autre se caractérise par un mode d’appropriation culturelle qui préserve et renforce même l’altérité de ce qui est approprié et que Rémi Brague appelle le modèle de l’inclusion par opposition à celui de la digestion. Dans le processus de la digestion, l’altérité absorbée est assimilée, c’est-à-dire détruite et reconstruite selon les exigences propres de celui qui l’absorbe. Elle devient semblable à lui… « Les musulmans désireux d’apprendre les sciences des autres nations, ils se les approprièrent par la traduction, les adaptèrent à leurs propres vues et les firent passer dans leur propre langue à partir des langues étrangères. Ils y surpassèrent les auteurs étrangers dont les manuscrits écrits dans leurs langues furent oubliés et complètement abandonnés (…) Car les autres langues avaient disparu et n’intéressaient plus personne. » (Ibn Khaldûn) Tout  à l’inverse, la civilisation européenne se présente comme une culture de l’inclusion qui assume sa secondarité aussi bien à l’égard d’Athènes qu’à l’égard de Jérusalem.


Le terrorisme est-il l’arme des pauvres ?

Dans un article intitulé « Terrorisme : la pauvreté n’est pas coupable », l’économiste Daniel Cohen écrit : « Une étude portant sur 350 personnes engagées dans l’Armée rouge japonaise, la bande à Baader, l’IRA ou les brigades rouges a montré que la grande majorité des auteurs d’attentats ne sont pas pauvres : les 2/3 ont fait des études supérieures et viennent des milieux aisés. L’image du « terroriste » recruté dans les bidonvilles de la grande pauvreté apparaît à l’opposé de la réalité. »

Scott Atram, directeur de recherches au CNRS et professeur à l’Université du Michigan, écrit : « Les terroristes kamikazes ne sont ni pauvres ni ignorants ; ils n’ont pas le sentiment de n’avoir plus rien à perdre. »

(…) le sondage Gallup réalisé auprès de 9000 personnes de 9 Etats musulmans, de l’Asie orientale au Maghreb (…) les radicaux (dont la population est distinguée des modérés par la réponse à la question : « approuvez-vous ou désapprouvez-vous le attentats du 11 septembre ? ») ont des revenus financiers et un niveau d’éducation plus élevés que les modérés, ce qui avait déjà été établi par l’étude de Marc Sageman portant sur la biographie de 166 djihadistes.

(…) une véritable mutation du discours intégriste se produit : il gagne désormais différentes classes sociales. Au CPDSI (Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam), sur 200 familles, nous traitons 70% de jeunes issus de classes moyennes et 10% de classes supérieures. Certains ont des parents qui sont médecins dans le 16è arrondissement de Paris, beaucoup sont enseignants, éducateurs ou encore avocats. » (Dounia Bouzar, directrice du CPDSI).

A Lunel, petite commune de l’Hérault d’environ 26 000 habitants, il s’est trouvé une vingtaine de « jeunes » pour partir faire le jihad en Syrie et six d’entre eux y ont trouvé la mort. Outre qu’ils étaient loin d’être tous chômeurs (…) il n’y a pas eu vingt départs à Montpellier, où la population est dix fois plus nombreuse et où les jeunes musulmans au chômage ne manquent pas. Cependant la mosquée de Lunel était dès 2010 désignée par l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (EHESS) comme proche du Taligh, courant qui prône une lecture littéraliste de l’islam et œuvre pour la réislamisation des musulmans (revivalisme).

« La raison réelle qui se cache derrière la mobilisation d’une poignée de jeunes hommes est purement culturelle (…) Ceci explique pourquoi des jeunes appartenant à des familles riches ou bien placées dans la hiérarchie des fonctionnaires de l’Etat sont impliqués dans des crimes terroristes. » (Muhammad Mahfouz, directeur du magazine libanais Al-Kalima).

« Même les intellectuels occidentaux ont de la difficulté à le voir : pour la plupart, ils ont tellement oublié ce qu’est la puissance de la religion -en bien et en mal, sur la vie et sur la mort - qu’ils me disent : « Non, le problème du monde musulman n’est pas l’islam, pas la religion, mais la politique, l’histoire, l’économie, et. » Ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le cœur de réacteur d’une civilisation humaine ! Et que l’avenir de l’humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! »
(Abdennour Bidar, « Lettre ouverte au monde musulman », in Marianne, 13/10/ 2014).


Rancière à Répliques : misère de l’islamophobie politique

(…) aux Etats-Unis (où le nombre de mosquées a doublé depuis 20 ans)

(…) le Shah et sa sinistre Savak inspiraient à toute la gauche et à toute l’extrême-gauche de l’époque, et, corrélativement, du soutien résolu, voire de l’enthousiasme, avec lequel celles-ci accueillirent la révolution khomeiniste : au-delà de Michel Foucault et de ses fameux articles du Corriere della Sera, c’est le parti socialiste qui organisait le 23 janvier 1979 une réunion de soutien à la maison de la chimie et c’est son bureau exécutif qui saluait le 14 février ce « mouvement populaire d’une ampleur exceptionnelle dans l’histoire contemporaine. »


Religion et violence : la question de l’interprétation.

Dans le livre des Juges, aux Israélites qui lui demandent s’ils doivent combattre les fils de Benjamin, Yahvé répond : « Marchez car demain je le livrerai entre vos mains. » Là-dessus les Israélistes tuent vingt-cinq milles hommes au combat, puis vingt-cinq mille encore, avant d’exécuter toute la population mâle des villes. Dans le livre de Josué, qui raconte la conquête de la terre promise, c’est Yahvé qui dit à Josué : « Vois, je livre entre tes mains Jéricho et son roi. » et une fois les murs écroulés, les Israélites passent au fil de l’épée tous les habitants de la ville, « hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes » (…) à plusieurs reprises, il est indiqué que ces massacres se font sur l’ordre de l’Eternel : « comme Yahvé, le Dieu d’Israël, l’avait prescrit », « suivant les prescriptions de Moïse, serviteur de Yahvé ».

La violence vétérotestamentaire n’a pas manqué de troubler très tôt les chrétiens : le Dieu guerrier de l’Ancien Testament est-il bien le même que celui des béatitudes dans l’Evangile ? A cette question l’hérésiarque Marcion apporta dans la première moitié du IIè siècle une réponse résolument négative (…) Il préconise la rupture avec l’héritage hébraïque. A cet effet il s’emploie à éliminer du Nouveau Testament tout ce qui renvoie au judaïsme, ne retenant des quatre évangiles que celui de Luc - lui-même expurgé- et dix des épîtres de Paul (…) L’Eglise n’en voulut pas, qui excommunia Marcion et combattit vigoureusement son hérésie.

Origène distingue entre trois sens de l’Ecriture : le sens littéral, le sens spirituel, le sens moral. (…) Ainsi dans ce commentaire du livre de Josué : « Quand tu lis dans les Saintes Ecritures les combats des justes, leurs tueries, leurs massacres, leurs carnages, lorsque tu apprends que les saints n’ont pitié d’aucun ennemi, et que le fait de les épargner était imputé comme péché, interprète ces guerres de justes de la manière suivante : ce sont les combats menés contre le péché. » (Homélie 8, sur Josué).
(…) ainsi se constitua la doctrine, destinée à devenir classique, des quatre sens de l’Ecriture, littéral (ou historique), allégorique, moral et analogique, exprimée dans la fameuse formule : La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce vers quoi tu dois tendre.

La figure divine qui se dégage de l’Exode, du Deutéronome, des livres de Josué et de Samuel, des Psaumes, tous composés entre le VIIè et le VIè siècle, est ainsi celle d’un Dieu des armées (Yahvé Sabaoth). Cependant le livre de Josué, un de ceux où la violence est la plus manifeste, n’est pas un document historique relatant l’installation des Juifs en Canaan au XIIè siècle. Composé sous la domination assyrienne, il en porte la trace et reprend de multiples éléments de la  propagande assyrienne de façon polémique, le Dieu d’Israël se substituant au Dieu d’Assour pour donner la victoire à son peuple. Bien plus qu’un livre d’histoire, c’est un écrit de résistance qui fut du reste plusieurs remanié après la période assyrienne et infléchi dans un sens plus pacifique. Les livres les plus récents, ceux des Chroniques, composés au IVè siècle, celui de Judith, composé au IIè siècle vont dans ce sens et opèrent le passage de la figure d’un Dieu guerrier à celle d’un Dieu artisan de paix.

Le Coran comporte aussi bien des versets pacifiques qui proscrivent le meurtre ou préconisent le dialogue que des versets belliqueux qui appellent à l’extermination des infidèles. Comme il est impossible que Dieu se contredise, les théologiens musulmans ont élaboré une doctrine (…) en vertu de laquelle lorsque deux versets entrent en contradiction, le verset le plus récent abroge le plus ancien. Or ce sont els versets le plus anciens, ceux qui datent de l’époque de la prédication mekkoise qui sont les plus pacifiques tandis que ce sont ceux de la période médinoise, postérieurs à l’Hégire, contemporains de l’époque où Mohammad s’est transformé en chef de guerre, qui sont les plus belliqueux. Ainsi les versets pacifiques se trouvent-ils abrogés par celui de la sourate Revenir de l’erreur ou l’Immunité qui appelle à tuer les infidèles à moins qu’ils ne se repentent et se convertissent : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! S’ils reviennent (de leur erreur), s’ils font la prière et donnent l’aumône, laissez-leur le champ libre. » (Coran, IX,5)

(…) le théologien soudanais Muhammad Mahmûd Tahâ dans un ouvrage intitulé Le second message de l’islam. Selon lui il faut distinguer dans le Coran deux messages. Le premier, celui de la période médinoise, comporte des versets subsidiaires qui étaient adaptés aux réalités du VIIè siècle, mais ne le sont plus à celles de la société moderne. C’est donc le second message de l’islam, celui de la période mecquoise, respectueux de la liberté religieuse, qui doit servir de base à la législation. En conséquence de quoi il avait réclamé l’abolition de la sharî’a au Soudan, ce qui lui valut d’être condamné à mort pour apostasie et pendu à Khartoum le 18 janvier 1985.

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