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jeudi 31 août 2017

« Si par une nuit d’hiver un voyageur » d’Italo Calvino (1979)

Tu jettes le livre sur le plancher, tu le lancerais bien par la fenêtre, et même à travers la fenêtre fermée, entre les lames du store, tu voudrais voir ces cahiers importuns lacérés et dispersés les phrases mots morphèmes phonèmes au point que les reconstruire en discours soit exclu ; à travers les vitres, et tant mieux si elles sont incassables, pour transformer le livre en vibrations ondulatoires, spectres polarisés ; à travers le mur, pour qu’il s’émiette en molécules et en atomes, passant entre les atomes du ciment armé, se décomposant en électrons, neutrons, neutrinos, particules élémentaires de plus en plus subtiles ; à travers les fils du téléphone, pour le réduire à des impulsions électroniques, un flux d’informations, secoué de redondances et de bruits , qui se dégrade enfin dans un tourbillon d’entropie. Tu voudrais le jeter hors de la maison, hors du bloc de maisons, hors du quartier, de la communauté, du département, de la région, du territoire national, du Marché commun, hors de la culture occidentale, de la plate-forme continentale, de l’atmosphère, de la biosphère, de la stratosphère, du champ de la gravitation, du système solaire, de la galaxie, de l’amas des galaxies, et l’envoyer plus loin encore, là où l’espace-temps n’est pas encore arrivé, là où il rencontrerait le non-être, et même le non-avoir-été sans avant ni après, et se perdrait enfin dans la négativité la plus absolue, la plus radicale, la plus incontestable. 

Voici donc : la Lectrice fait son heureuse entrée dans ton champ visuel, Lecteur […] Ne perds pas de temps alors, tu disposes d’un bon sujet pour attaquer la conversation, un terrain commun, pense un peu, tu peux faire étalage de tes lectures vastes et variées , allons lance-toi, qu’est-ce que tu attends ?
- Alors, vous aussi, hein, le polonais ? dis-tu d’un trait. Mais ce livre qui commence et s’arrête là, on s’est fait avoir, parce que, vous aussi, à ce qu’ils m’ont dit, moi, c’est la même chose, savez-vous ? Essayer pour essayer, j’ai renoncé à celui-là et je prends celui-ci, une étrange coïncidence, non ? 
Bon. Tu pouvais peut-être arranger un peu mieux ta phrase, mais enfin les idées principales tu les as fait passer. 

Mais si une vérité individuelle est la seule qu’un livre puisse renfermer, autant accepter d’écrire la mienne. Le livre de ma mémoire ? Non : si la mémoire est vraie, c’est tant qu’on ne la fixe pas, tant qu’on ne l’enferme pas dans une forme. Le livre de mes désirs ? Eux aussi ne sont vrais que quand leur impulsion opère indépendamment de toute volonté consciente. La seule vérité que je puisse transcrire est celle de l’instant que je vis. 

Le texte sacré dont on connaît le mieux dans quelles conditions il a été écrit, c’est le Coran. Entre la totalité et le livre, les intermédiaires étaient au moins deux : Mahomet écoutait la parole d’Allah et la dictait à son tour à ses scribes. Un jour qu’il dictait à Abdullah, à ce que rapportent ses biographes, Mahomet s’arrêta au milieu d’une phrase. Le scribe instinctivement, lui suggéra la conclusion. Distrait, le Prophète accepta comme parole divine ce que lui avait dit Abdullah. Ce fait scandalisa le scribe, qui abandonna le Prophète et perdit la foi.
Il se trompait. 

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