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jeudi 24 août 2017

« Traité des vertus - I - Les vertus et l’amour » de Vladimir Jankélévitch (1947)

L’intention ressemble au plaisir dont quelques milligrammes rayonnent, par une espèce de radioactivité rétrograde et progressive, sur les longues semaines sans joie. 

La sincérité, qui a pour condition le courage, la modestie pour conséquence, est comme un condensé de toutes les vertus. Le courage aussi, qui n’est pas tant vertu que manière d’être de toute vertu, se découvre fidèle, généreux, humble et vérace – Et l’amour enfin, vivante fontaine […] de chaque mouvement vertueux, l’amour n’est pas autre chose que la vertu en toute vertu. 

(…) point de vue froidement utilitaire, égoïste, sec et rationaliste, qui dans le rapport d’amour met l’accent sur l’objet aimé ; Agathon est cet objet adulé, cet objet choyé et particulièrement sensible au miel de la flatterie et de la cajolerie. Dans le discours ésotérique de Diotime, au contraire, Eros devient ερωυ, amour-sujet, amour-aimant ; et cet amour là est actif, conscient et viril ; il est profondément absorbé dans la féconde besogne d’engendrement, il s’oublie lui-même extatiquement dans la visée intentionnelle de l’aimé. 

La laideur aimante est braquée vers l’autre ; mais la beauté aimée en fait d’amour ne connaît que la philantie, la coquetterie et la complaisance ; son « autre » n’est même pas un alter ego : comme l’image de Narcisse dans un étang, cet autre est elle-même !
L’amour n’est pas fait pour être idole, bibelot ou belle Hélène : car l’amour n’est pas une chose, mais un désir, mais un mécontentement et une fructueuse incomplétude. Il a la peau rugueuse et les cheveux en broussaille. C’est donc un rude amour, non point un Cupidon efféminé ni une poupée ni même en général un dieu tel qu’est le dieu bourgeois et propriétaire d’Agathon : Amour est plutôt un démon famélique et en état d’absolue dépossession ; son immortalité même, il ne la savoure pas paisiblement comme l’attribut inaliénable d’une nature olympienne, mais il doit la conquérir dans l’angoisse passionnée et dans le mal d’amour. 

(…) le travail, s’il ne donne jamais quelque chose à dire, donne au moins les moyens de dire à condition que l’on ait déjà quelque chose à dire. 

Cet enchevêtrement inextricable du dedans et du dehors, cette ravissante submersion, ce bain de l’âme dans l’océan de sa nuit ne définissent-ils pas l’engagement éthique, qui est une participation de toute la personne par opposition à l’indifférence esthétique, qui est une vue optique et contemplationiste sur le monde ? 

(…) car il est seul créateur et seul novateur […] Le courage choisit dans la nuit […] Le courage […] est la vertu de faire effectivement.

… l’acte le plus solitaire de la vie, c’est-à-dire la mort, sera donc aussi celui qui exige le plus grand courage. On meurt seul, disait Pascal. 

… les œillères du courage (…) Les décisions courageuses se prennent toujours plus ou moins dans la nuit d’un aveuglement momentané, et pour ainsi dire en fermant les yeux ; même délibérées, elles ont toujours, à la dernière minute, l’aspect d’une option aventureuse et d’un pari à pile ou face.

Ainsi, parie, selon Pascal, celui qui prend la décision aléatoire de la foi. 

Frapper en rêve son insulteur, rêver de grandes victoires imaginaires n’est rien de plus qu’un tour de chant ; ce qui est coûteux et pénible, c’est l’arrachement à la torpeur de la continuation, le dépassement de toute économie : c’est cela qu’il faut faire douloureusement, difficilement, courageusement ; cela qui nous impose l’intensité de l’effort le plus exigeant, la plus grande dépense d’énergie, la plus cruelle et la plus déchirante rupture de toutes nos habitudes. 

C’est la panique devant l’effectivité et c’est la phobie du péril métempirique qui retiennent dans leur bourgeoise continuation les frileux, les douillets et les avares. 

Pourtant l’opposition du courage et de la persévérance correspond bien à deux attitudes possibles de l’homme relativement à l’obstacle : l’une, que l’on dirait volontiers statique ou défensive, consiste à en supporter le choc de pied ferme, tandis que l’autre, agressive et spontanée, va à son devant. Le Stoïcisme, qui est le point de vue de la fermeté d’âme, en est resté à la première.  La constance du sage, « constantia sapientis », n’est que cette ténacité d’un vouloir acharné à se vaincre lui-même, mais résigné à subir, comme une fatalité inévitable, l’ordre de l’univers ; le sage, selon Descartes, Epictète et Marc-Aurèle, veut se changer lui-même plutôt que la fortune. 

Tel est le sens de cette « résignation » stoïque qui n’est pas, comme la patience chrétienne, espérance et attente d’un bienheureux avenir, mais plutôt accommodation au destin et soumission sans joie ni amour véritables. 

volens nolens, c’est-à-dire en faisant contre mauvaise fortune bon cœur…

Il n’y a pas de maux nécessaires… Quels maux, après tout, seraient nécessaires ? La lèpre, au treizième siècle, pouvait passer pour nécessaire… 

Avec la démocratie et la science conspire enfin une certaine représentation dynamiste de la nature et de l’esprit. Nietzsche a bien compris que la résignation impliquait le dogmatisme et l’objectivité d’un destin conçu comme donné statique. 


Toutefois le courage, mouvement centrifuge, n’est pas à confondre avec la curiosité ambivalente du péril […] La curiosité est aussi égoïste que le courage est généreux. 

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