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lundi 31 décembre 2012

« Le paradis à la porte – Essai sur une joie qui dérange » de Fabrice Hadjadj (2011)



« Mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied ) encore souillé pourtant du sol de leur plan – par des irisations qui ne sont pas de la terre. »
(Marcel Proust, « Du côté de chez Swann »)
Je peux me débarrasser de l’asperge en morfal ou en philistin. Il n’en demeure pas moins cette vision fugace : un éclat du ciel entrevu dans les choses terreuses (et notez que je n’ai guère parlé de visages – « épiphanies de l’infini », selon Lévinas – mais seulement des légumes), un paradis en miettes essaimé dans le quotidien.

Le paradis est par définition le lieu de toute perfection (…) S’il est une perfection du moi, l’adoration béatifique ne saurait l’abolir, mais l’accomplir, en sorte que je serai plus encore moi-même et distinct des autres au ciel que sur la terre. Et s’il est une perfection dans le drame, dans la fugacité, dans l’angoisse même, elle doit se retrouver ans la vie éternelle, à l’infini.

C’est là que nous aurons à méditer : l’outrance de l’outre-monde ; ou que la joie sans faille ne peut passer que par une faille jamais guérie.

(…) le Catéchisme est formel : l’enfer est, « par son choix libre », un « état d’auto-exclusion définitive », et « sa peine principale consiste en la séparation éternelle d’avec Dieu ».
Les faux généreux qui prétendent que la doctrine de l’enfer est intolérante versent dans le plus grand contresens. De fait, l’enfer est très précisément le lieu delà tolérance divine : Dieu s’y incline devant celui qui refuse librement et sciemment sa grâce, il y tolère pour jamais cetet dissidence, car s’il peut ravir une âme, il ne veut point la rapter (…) l’enfer, c’est de préférer se fabriquer son petit paradis privé au lieu d’accueillir le grand paradis commun.

Car l’élu, par définition, est celui qui ne s’est pas entièrement choisi, mais qui a choisi de se laisser choisir, qui a consenti à se laisser élire par un autre que soi pour une mission autre que ses propres vues. S’il est exaucé, ce n’est pas à partir de son plan, mais à partir d’un dessein qui le dépasse. C’est là l’outrance dont parle Dante. Mais elle s’impose à présent avec ce corollaire : le véritable paradis a quelque chose d’effrayant.

Alors en moi comme en vous travaillent toutes ces questions intactes. Où sont partis tous ces milliards de morts de l’histoire qui chacun comme moi s’éprouvait comme un centre du monde ? Où iront ma femme, mes filles, mes amis, mes parents ?

Toutes les pages publicitaires font miroiter un nouvel Eden. Mais aussi toutes les sanglantes révolutions.

(…) il y a deux paradis : l’un que l’on a perdu par faute, et qu’il ne faut plus rechercher, sous peine de subir la colère des chérubins qui en barrent l’entrée d’un glaive fulgurant (Gn 3, 24) ; l’autre qui est offert par surcroît, et qu’il faut désormais accueillir, oubliant ce qui est derrière et tout tendu en avant (Ph 3, 13) (…) Le paradis céleste n’est pas la restauration du paradis terrestre (…) convoiter le paradis régressif de je ne sais quelle rétractation irresponsable dans l’utérus de maman, c’est là ce que la Loi interdit, comme un coup de pied au cul.

La plaine de Sodome et Gomorrhe est précisément décrite comme un jardin du Seigneur, c’est-à-dire comme une prétendue restauration de l’Eden (Gn 13,10)…

Première figure de séparation : la cité céleste contre la cité terrestre

Tête de liste : la « GNOSE au nom menteur », comme l’appelle saint Irénée de Lyon (…)
Il convient de distinguer une gnose puritaine et une gnose laxiste (…) Les uns sont des champions d’ascétisme : ils exaltent l’anorexie, mangent de la pierre pilée, portent des culottes de clous, se lavent extatiquement avec un tesson de bouteille. Les autres sont experts en beuverie : ils ripaillent tous les jours, blasphèment en pétant, n’ont pas assez d’épouses les uns des autres, pratiquent le coït – pourquoi pas ?- avec des animaux (la brebis perdue, notamment).

Alors qu’en 866, dans ses Responsa ad consula Bulgarorum, le grand pape Nicolas Ier insiste sur ces trois points majeurs : la liberté de la foi, l’interdiction de la torture et le caractère essentiellement diabolique de la guerre (« hors cas de nécessité »), certains de ses successeurs goûtant trop le pouvoir temporel oublieront l’un après l’autre ces points décisifs de leur magistère (…) 
Cette théocratie pontificaliste (…) finit par susciter la réaction d’une autre théocratie, de forme révolutionnaire : le messianisme. Le moine Joachim de Flore rêve d’un règne de l’Esprit succédant au règne du Christ : « l’Ecclesia clericorum » y sera supplantée par une « Ecclesia contemplatium » ; l’âge de Jean y mettra fin à l’âge de Pierre.

Deuxième figure de la séparation : la cité terrestre à côté de la cité céleste

Face aux empiétements de la théocratie, il est nécessaire d’affirmer une certaine autonomie du pouvoir temporel. Cet AUTONOMISME peut prendre deux formes : l’une optimiste et centralisatrice ; l’autre pessimiste et mercantile. La première peut s’appeler régalisme. Elle s’impose par exemple avec Philippe le Bel qui, le 7 septembre 1303, à Anagni, fait séquestrer Boniface VIII, l’accuse d’hérésie et marque un coup d’arrêt aux ambitions politiques du souverain pontife. Les légistes royaux théorisent alors l’absolutisme. Ils prétendent qu’il y en quelque sorte deux « Vicaires du Christ », l’un dans l’ordre temporel, et c’est le roi très catholique, l’autre dans l’ordre spirituel, et c’est le pape de Rome. Au roi d’assurer le bien commun terrestre, sans comptes à rendre au pape. Celui-ci doit conduire au paradis céleste, qu’il laisse le soin de la cité d’en bas entièrement à un autre, lequel en ce domaine n’a personne au-dessus de lui que Dieu.
Forte d’un tel séparatisme, l’Angleterre va courir vers le schisme anglican (…)
Charles Péguy fait cette observation que tout est déjà en germe dans le passage du chevalier au légiste, de Saint Louis à Philippe le Bel, de l’humilité du Ciel à la souveraineté de cour (…)
Kant est résolument engagé dans cette juxtaposition des deux Royaumes. On ne remarque jamais assez que le défenseur du rigorisme moral est aussi le partisan du libéralisme politique.

(…) le totalitarisme moralisateur révèle le pathos le plus généreux de la révolution française : l’amour de la vertu et la haine de la cour. D’après Saint-Just, le rejet de la monarchie équivaut à un rejet de l’hypocrisie. Les mœurs monarchiques ne tiennent que par l’étiquette. Ce sont mœurs de mines et de masques (…) A trop vouloir pénétrer les cœurs, ils ne se dérobent que davantage, et bientôt l’envie vous prend de les arracher.
Pour en finir avec tout masque, il faut se résoudre à couper les têtes : « C’est la guerre à l’hypocrisie qui transforma la dictature de Robespierre en règne de la Terreur, et la caractéristique de cette période reste l’auto-épuration des dirigeants. » (Hannah Arendt, « Essai sur la révolution »)

Le paradis, tout à l’heure rêve terroriste, peut apparaître comme idéal régulateur – à la condition de se réserver comme un au-delà qui éclaire et ordonne la vie présente. La fleur se prend-elle pour le soleil qu’elle devient risible et se réduit en cendres ; prétend-elle à l’inverse se passer de ses rayons qu’elle se fane et pourrit sur pied ; mais que, tout en mesurant l’infinie distance, elle se laisse susciter et élever par lui, la voici qui participe de la gloire dans le rayonnement de ses pétales. C’est ainsi que l’idée de paradis devient la condition de la responsabilité politique. D’une part, il ramène le politique à ses justes proportions terrestres (antitotalitarisme) ; d’autre part, il le fait rayonner en l’ordonnant à la vraie justice (antilibéralisme) (…) le paradis n’apparaît plus comme la fuite vers un ailleurs ou le modèle de l’utopie, mais comme l’accueil de ce qui existe selon une lumière qui nous dépasse. Son au-delà exige la bonté ici et maintenant (…) Une telle exigence est discrète. Le bruit du siècle la couvre aisément. Elle murmure au fond de l’âme comme le sanglot d’une source.

« L’homme cherche un principe au nom duquel il peut mépriser l’homme ; il invente un autre monde pour pouvoir calomnier et salir ce monde-ci ; en fait, il ne saisit jamais que le néant et fait de ce néant un « Dieu », une « Vérité », appelés à juger et condamner cette existence-ci. »
(Nietzsche, « La Volonté de puissance »)

« Le tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien… » 
(Nietzsche, « Crépuscule des idoles »)
Cet amen aux choses telles qu’elles lui sont données fait sortir le dionysien de la logique du manque pour le faire entrer dans celle de la surabondance. Chercher le bonheur serait déserter de la joie ici et maintenant. C’est une démarche de grincheux et de moribond. Elle n’intéresse pas celui qui, comme l’enfant, déborde de vie : « Le désir du « bonheur » caractérise les hommes partiellement ou totalement « malvenus », les impuissants : les autres ne songent pas au « bonheur », leur force cherche à se dépenser. »
« L’être le plus débordant de vie, le dionysiaque, dieu ou homme, se plaît non seulement au spectacle de l’énigmatique et de l’effrayant, mais il aime l’effroyable en lui-même, et tout luxe de destruction, de bouleversement, de négation ; la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en vertu d’un excès de forces créatrices qui le rendent capables de faire du désert un sol fécond. » 
(Nietzsche, « Le Gai Savoir »)
Quel est ce luxe de négation qui serait permis au dionysiaque et interdit au chrétien ? (…) Dit-il vraiment oui à ce qui est, celui qui se rend complice de ce qui ruine les êtres ?

« Quand ils traversent la vallée de la soif, ils en font une oasis » 
(Psaume 83,7)

« La transcendance est la chose la plus ordinaire du monde »
(Yves Bonnefoy)
« Ce n’est pas mon goût de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dépassement des beautés de ce monde (…) Ici, dans cette promesse, est donc le lieu. »
(L’Arrière-Pays », Yves Bonnefoy)

La mortalité des êtres n’est-elle pas ce qui concourt à leur octroyer leur rareté et leur prix ? D’être périssable n’est pas contraire à la beauté de la fleur ou de la femme : leur précarité accuse l’événement de leur présence et l’urgence de les chanter avant qu’il ne soit trop tard.

« Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! »       
(Charles Baudelaire, « Le voyage »)

Toutefois, le désert ne se ferait pas sentir, si l’on n’avait d’abord aperçu le jardin. Pour Baudelaire, l’expérience fondamentale n’est certainement pas « spleenétique ». Elle est paradisiaque (…) C’est la perte de l’Idéal qui est à l’origine du spleen (…) Le beau  terrestre selon Baudelaire est un avant-goût du Ciel : comme tout avant-goût, en tant qu’il suggère le goût, il procure de la joie ; mais, en tant qu’il ne le donne pas entièrement, il creuse la mélancolie – et une mélancolie d’autant plus amère que la joie fut plus douce.

(…) l’esthétisme, accommodant l’éblouissante à l’agréable plastique d’un gentil lustre mondain. Afin de démasquer ce dernier enfer, celui du Parnasse, bien pire que les enfers du bordel et de l’épicerie (« Il est une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c’est l’artiste-bourgeois », Baudelaire)…

Pour Baudelaire comme pour le prophète Osée, Dieu vient étreindre sa fiancée avant qu’elle ne soit belle et pure, alors même qu’elle est encore putain. Il espère toutefois que le plaisir de cette étreinte la poussera à se débarbouiller et à devenir sage en vue des noces définitives.

C’est la notion de paradis qui permet à Dante de franchir ce pas. Elle seule peut tracer un sentier entre les pentes de l’ascétisme et de l’incontinence, de l’intellectualisme et de la sensualité. Car le paradis est le lieu où les sens sont à leur comble, mais ce n’est pas seulement par des caresses. Et le paradis est le lieu où l’intelligence est à son comble, mais ce n’est pas seulement par des syllogismes. La Vérité s’y donne en des êtres vivants. L’idée n’y est pas supérieure au visage. Le plaisir de l’emporte pas sur la communion.

Béatrice n’est plus le fantasme d’un désir ni le symbole d’une sagesse. Elle est Béatrice, tout simplement, telle qu’en elle-même l’éternité la sauve. Ce que Dante dit d’elle et qui ne fut dit d’aucune autre, c’est précisément ce qui ne peut être dit d’aucune autre et qui n’appartient qu’à elle, à savoir Béatrice Portinari dans son mystère, avec sa singularité que ni les clichés de la courtoisie ni les concepts du savoir ne sauraient épuiser. Fin de la femme-objet (quand même l’objet serait-il poétique ou mystique). Béatrice n’est pas qu’un signe, l’occasion d’écrire un poème ou l’escabeau pour remonter vers le principe, car une fois le principe atteint, Béatrice deviendrait accessoire, et Dante ne l’aurait louée que pour mieux s’en débarrasser… Certes, la créature fait signe vers son Créateur, mais le Créateur fait en retour signe vers elle, puisque de toute éternité il veut se l’unir par amour. Béatrice n’est pas pour Dante que le moyen d’aller vers l’éternel. C’est plutôt l’Eternel qui donne à Dante de parvenir à Béatrice enfin.

… tout ce qui est de passage peut devenir passage vers Celui qui est.

L’idée du paradis ne naît donc pas d’un ressentiment contre les âpretés de la terre, mais d’un pressentiment face à ses beautés. Avant d’être la postulation d’un manque, il est l’appel d’une surabondance.

La question n’est plus de savoir comment appareiller vers une chimérique Cythère, mais comment être pleinement présent à la réalité dans sa plénitude. Elle résonne dans le Carpe diem. « Cueille le jour »…

Aller vers Celui qui est la Cause de toutes choses n’est pas s’évader vers un autre siècle ou un autre lieu, mais remonter en amont du fleuve, s’enfoncer dans le réel jusqu’à sa source…

Non seulement nous avons été créés pour la joie, mais nous avons aussi et d’abord été créés par la joie. Nous, et toute chose. Si bien que nous devrions confesser que la joie est le fond de l’être.

La « correspondance », l’ « Accord », comme dit encore Heidegger, nous sont ainsi toujours offerts. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont toujours reçus. Ce qui est donné dès le départ, c’est notre tâche sans fin que de les recueillir en une vie qui les « assume en propre et les ouvre à un déploiement. »

Ainsi le mot « bonheur » renvoie à l’heur, et donc à la chance, à la bonne fortune : de quoi s’agit-il, sinon de quelque chose qui au moins en partie nous échappe ? (…) 
Le terme grec (…) eudaimôn, bienheureux, est celui qui eut un bon (eu-) ange gardien (daimon) (…)
Quant au terme anglais happiness (…) l’effet de ce qui arrive, what happens (…)

Le mot « béatitude » renvoie à une béance.

Dans un sens analogue, le mot « liesse » vient de laetitia, qui vient de latus, le large : la liesse n’est pas déchirure, mais dilatation…

« Exultation » désigne littéralement l’action de bondir hors, au-dessus, au-delà (…) Il sous-entend l’accueil d’autrui dans l’espace de son allégresse, puisque celui qui exulte fait exactement le contraire de celui qui insulte.

« Félicité », pour les Latins, renvoie tout ensemble à l’heureuse fortune et à la joie saturante.

« Allégresse », comme « alacrité », dérive d’alacer, lui-même dérivant d’acer, qui donne aussi « acéré », et qui signifie encore tout l’opposé de l’allègre, à savoir l’âcre et l’amer. L’allégresse n’est donc pas si contraire à l’amertume. Elle est au moins aussi piquante et mordante, quoique sa morsure nous exalte au lieu de nous accabler.

La « délectation » plonge sa racine dans la « lactation » (delectare dérive de lactare).

Or qu’en est-il du mot « joie » lui-même ? De savants dictionnaires le rattachent à la racine ind-européenne yug, qui signifie « lien ». La joie est un joug (…) la joie est conjugale. Elle est reçue d’un autre et rejaillit vers un autre. Elle suppose une union et elle ordonne une tâche : le joug relie en vue d’un transport et d’un labeur, mais ce labeur n’a rien des prouesses du self-made-man, dans la mesure où il dépend d’abord d’une fidélité côte à côte.

Le jamais content est toujours assez content de lui-même. Il devine d’instinct que l’aigreur le préservera mieux que la liesse (…) devant l’autre (…) il lui faudrait capituler, paraître gauche, laisser son visage être gagné par le rire ou les larmes…

Mais la joie n’est pas seulement renversante. Elle est aussi à déverser.

Le clown est un nul, ne l’oublions pas. Il n’a rien à lui que sa vacance. Sa joie est le fruit de son ouverture, et non l’inverse.

(…) non seulement la joie est reçue par la grâce d’un autre, mais elle n’est vraiment reçue qu’à la condition d’être communiquée à d’autres encore (…) Parce qu’elle ne consiste pas à donner quelque chose, les mains déjà pleines et occupées, mais, les bras ouverts, à accueillir quelqu’un.

Que Jérémie annonce la défaite guerrière de Juda, et les princes supplient le roi Sédécias : S’il te plaît, que cet homme soit mis à mort ! Oui, par ses racontars, ils affaiblit les mains des combattants qui restent dans la ville, ainsi que les mains de tout le peuple (…) Et les « jérémiades » ont fini par désigner des plaintes incessantes et importunes, alors qu’elles sont des appels à la joie plus profonde. Car Jérémie n’est pas un ennemi du bonheur, mais du mensonge.

Descartes observait que ceux qui blanchissent dans la colère étaient plus à craindre que ceux qui rougissent.

« Les péchés mortels détournent de la fin ultime, alors que les péchés véniels ne portent pas sur la fin ultime, mais sur le chemin pour l’atteindre. »
« Dieu n’est jamais offensé par nous, sinon du fait que nous agissons contre notre bien. »
(Saint Thomas d’Aquin)

L’acédie (littéralement : « absence de soin »). Elle ne se définit pas d’abord comme une inertie, mais comme un « dégoût du bien spirituel et intérieur ».
Le père orgueil refuse de s’ouvrir à ce qui l’excède, et ce refus l’enferme avec la mère acédie.

Quelle était notre thèse de départ ? La joie est un le fond de l’être. Vérité qui n’a rien de psychologique : il est question de fond, et d’état ; d’être et non d’humeur.

… pour retourner à l’essentiel, il est moins nécessaire de s’opposer au divertissement que de le transfigurer. Se contenter d’une opposition serait succomber à l’erreur contraire, celle d’une humeur toujours anxieuse, utilitaire, admonestatrice, renfrognée. On passerait des lampions à l’éteignoir, alors qu’il s’agit de passer des lampions au rayon de soleil !

Car la grâce, chez Mozart, comme dans la pure doctrine catholique, est toujours filiale.

… pour être lumineux il faut renoncer à être brillant. C’est à ce point que se situe l’épreuve des anges : Satan a préféré briller plutôt que de laisser passer en lui une lumière plus haute. Le brillant reluit par réflexion, à partir de son opacité foncière. Le lumineux s’éclaire par transparence, à partir de sa foncière disponibilité.

Car, pour l’ensemble des quatre Evangiles, paradeisos n’apparaît qu’une seule fois. D’autres vocables –« royaume », « cieux », « vision du Père », « gloire »…- reviennent fréquemment (…) Jésus ne dit « Paradis » que sur la Croix.

La tradition donne au premier d’entre eux le nom de Gestas. C’est un cas d’école. Il prouve à quel point le christianisme n’est pas un dolorisme. Voici un homme de douleurs, crucifié en haut du Golgotha, mourant à l’heure même de l’événement suprême, et pourtant ce n’est pas le Sauveur, ce n’est pas même un martyr – c’est un blasphémateur. Gare, donc à ne pas se tromper de crucifix : certaines croient adorer Jésus et ne se prosternent que devant Gestas (…) « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous avec ! » (…) Que contiennent ces mots pour que Gestas soit qualifié de blasphémateur ? Premièrement, de n’être pas les siens. Ils ne font que reprendre une insulte déjà prononcée par d’autres ( …) Gestas répète ce qu’il vient au moins deux fois d’entendre (…) énoncées d’un cœur pur, elles auraient été un appel à merci. Mais le ton juste n’y est pas. Celui de Gestas, comme des autres, siffle le sarcasme au lieu de souffler la requête. N’es-tu pas le Messie ? etc… signifie : « Il est évident que tu n’es pas le Messie puisque tu es incapable de nous détacher de ces croix… »
La désespérance, elle, ne crie plus vraiment. Elle n’attend rien de l’autre (…) Thomas d’Aquin montre qu’elle procède de l’acédie – ce dégoût de la vraie joie (…) Elle en devient pire que tout crime, car le crime, si grave soit-il, peut encore être pardonné ; mais, comme la désespérance refuse le pardon, elle rend irrémissible même les plus légères. Saint Isidore de Séveille écrit en ce sens : « Perpétrer un crime, c’est une certaine mort de l’âme ; mais désespérer, c’est descendre en enfer. » (…)
Le Sauve-toi toi-même est un sauve-qui-peut, et suggère donc une fascination première pour le pouvoir aveugle (…) un superman gonflé de muscles magiques, qui se suffit à lui-même, enseigne aux autres un contentement non moins fermé, ne les fait se prosterner que devant la force du plus fort, jamais devant la vérité, encore moins devant l’amour. En un mot, Gestas voudrait que Jésus soit Satan.

Royaume, c’est-à-dire communauté d’une multitude bigarrée sous le soleil d’un roi.

… tandis que Gestas exige un rapt immédiat de lumière, Dismas admet que le paradis soit pour l’heure obscur et lointain (…)
« Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient » (Marc 15, 32) ; « Les bandits crucifiés avec lui l’insultaient de la même manière » (Mt, 27, 44). Le bon larron commença donc par être aussi mauvais que l’autre (…) Dismas n’a vu aucun miracle, mais il a entendu ces mots impossibles, « première parole de Christ en Croix » : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Une telle prière du Fils, le Père peut-il la laisser inexaucée ? (…) La promesse du Paradis lui vient donc moins en récompense pour ses bonnes paroles qu’en éclosion de ce qui avait déjà été semé dans la terre sombre.

« Heureux les affligés » (…) être dans la joie (ontologiquement) tout en n’étant pas joyeux (psychologiquement). Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une joie que les affligés possèdent, mais d’une joie à laquelle ils appartiennent, et c’est à partir d’elle qu’ils s’affligent. Ils voient que la joie est bafouée, que le Paradis n’est pas aimé…

La curiosité des hommes cherche dans le passé et l’avenir
Et s’accroche à cette dimension. Mais appréhender
Le point d’intersection de l’intemporel
Avec le temps, voilà une occupation pour le saint –
Non pas même une occupation : quelque chose de donné
Et de reçu, à travers toute une vie à mort dans l’amour,
L’ardeur et l’abnégation et l’abandon de soi.
(T.S. Eliot, « The Dry Salvage »)

Stoïcisme, bouddhisme, épicurisme et même un certain platonisme prétendent qu’il n’y a pas vraiment de tragédie. La tragédie ne serait qu’une illusion, une erreur de jugement, et il suffirait de travailler sur nos représentations mentales pour en dissiper la morsure (…) l’ataraxie n’est pas la jubilation…

Jésus dit (…) Aujourd’hui, avec moi, tu seras au Paradis. Il affirme l’Aujourd’hui du Paradis, mais sans détachement, sans négation de l’expérience, sans fuite dans un arrière-monde, et c’est pourquoi il déclare aussi que l’Aujourd’hui est encore à venir, qu’il est pour l’heure retardé par l’étendue bien réelle du mal, et affaibli par l’étroitesse de nos cœurs.

L’orgueil aime compatir aux souffrances d’autrui. Ce qui lui est vraiment insupportable, c’est de se réjouir de ses succès.
Le vrai compatissant ne veut pas maintenir la victime dans son état victimal, la noyant aujourd’hui de ses larmes après l’avoir laissée brûler hier. Il veut que la victime entre dans la victoire, et une victoire telle qu’elle puisse l’émerveiller.

… pourquoi l’Eternel, s’il existe, ne se manifeste-il pas plus clairement ? Pourquoi son Paradis ne saute-il pas aux yeux ? (…) Il faut que le paradis céleste nous accorde assez de signes pour que nous le désirions et demeure assez obscur pour que nous sentions notre misère et que s’excave notre réceptivité, notre abandon à ce qui ne vient pas de nous et qui nous dépasse (…)
Si le paradis là-bas nous était rendu visible comme un splendide objet derrière une vitrine, ou une planète lointaine par une lunette astronomique, ou des îles enchantées sur quoi l’on nous montrerait un reportage, il serait ailleurs qu’ici et maintenant, et le bon père de famille se ferait un devoir, ainsi que le suggère Diderot, d’égorger ses enfants pour les expédier au plus vite dans une cette contrée merveilleuse (…) Mais l’Eternel nous commande d’amer le prochain, non le lointain (…) ce qui fait le paradis, ce n’est pas le changement de lieu, mais le changement de cœur. Qu’est-ce qui accueille en chaque être son poids de gloire, sinon l’amoureuse attention ? Aussi est-ce en participant déjà, dans la foi, à la vision de Celui qui crée amoureusement toute chose, que toute chose sous nos yeux commence à se transfigurer.

Quand la tentative a porté sur un plus noble but, le ratage est plus honorable que la réussite.

Le tragique n’est donc pas tant dans le malheur que dans le fait d’être livré à une transcendance : impossibilité d’avoir le dernier mot, obligation de finir dans un grand cri.

« Imaginez des gens qui ont toujours vécu dans les ténèbres, et à qui vous expliquez ce qu’est la lumière. Vous pourriez leur dire que, s’ils viennent à la lumière, ils seront tous éclairés par la même lumière, qu’ils la réfléchiront tous et deviendront tous visibles. Ne vont-ils pas s’imaginer qu’étant baignés de la même chose et réagissant de la même manière, ils vont tous se ressembler ? Or, vous savez très bien, comme moi, que la lumière fera apparaître ou ressortir leurs différences ».        (C.S. Lewis, « Être ou ne pas être »)

Du début à la fin de la Bible, le chant, plus précisément le chant à plusieurs voix, est présenté comme l'activité principale des bienheureux. Moïse, ayant traversé à pied sec cette mer qui se referme sur les chars de Pharaon, chante, « avec les fils d'Israël, un cantique au Seigneur » (Exode 15,1). (…) David : « Je veux chanter au Seigneur tant que je vis, je veux jouer pendant le temps que je dure » (Ps. 103,33), ou encore : « Chantez et jouez pour lui, redites sans fin ses merveilles » (Ps. 104,3). Quant à Jean, dans son Apocalypse, ses visions les plus célestes sont des auditions : «… et cette voix que j'entendis étais semblable à des cithares (…) Et ils chantent un cantique nouveau… » (…)
La règle liturgique attribue la préséance à l'articulation du texte : que le raffinement mélodique ne le rende pas inintelligible, que l'attention au son ne fasse pas perdre de vue le sens… Cette double qualité, la monodie grégorienne la détient jusque dans ses mélismes : ce ne sont pas des fioritures qui vous égarent dans les prouesses de la vocalise, mais des figures de rhétorique qui vous seconde dans l'intelligence des Ecritures (…)
Ne serait-ce pas un contresens - celui du fondamentalisme - que de tomber dans un fonctionnalisme spirituel, d'étouffer cette gratuité divine dans une stricte utilité, c'est-à-dire d'interdire de chanter comme ça, gratuitement, sans intention d'instruire ni de convertir, uniquement pour célébrer la grâce d'être et d’aimer ? (…) Car il s'agit d'être instruit d'une étreinte amoureuse, non d'un théorème ; et d'être converti à la vie surabondante, non à une idole tyrannique.
Supposons un instant que l'essentiel soit dans le message, en dehors de toute musique : que nous dirait ce message ? « Heureux les habitants de ta maison, ils pourront te chanter encore » (Ps. 83,5) « Chantez au Seigneur un champ nouveau ! Jouez pour lui tambourins et cithares ! » (Ps. 149,1-3 )
Le Christ lui-même a-t-il chanté ? Sans aucun doute, et plutôt chaque jour que par extraordinaire, puisqu'il est juif qui a célébré le shabbat en ses danses et cantiques. Les Ecritures ne le mentionnent guère de façon explicite, hormis une seule fois, mais cette mention n'en est que plus cardinale : c'est le pivot qui relie les mystères lumineux aux mystères douloureux, la dernière Cène au Chemin de Croix. « Après avoir chanté (humneô) les psaumes, ils partirent pour le mont des oliviers » (Matthieu 26,30 ; Marc 14,26). Son seul chant explicitement rapporté, Jésus le chante avec ses disciples : il est choral. Et ce n'est pas pour égayer gentiment la troupe : il est le portique de Gethsémani. Seul celui qui sait chanter des hymnes peut entrer dans l'agonie salutaire, sans quoi son combat n'est pas celui de la joie, mais d'une doloriste complaisance. Enfin ce chant est mis en parallèle, à quatre versets d'écart, avec celui du coq : « En vérité, je te le dis : cette nuit même, avant que le coq chante, tu m'auras renié trois fois » (Marc 14,30 ; Mathieu 26,34). Pierre a chanté avec Jésus, et il s'en est enorgueillit au point de présumer de ses forces : « Dussé-je mourir avec toi, non je ne te renierai pas ! » Dès lors le chant d'un animal de basse-cour peut lui signaler la fausseté de sa cour prétentieuse. Pierre a fait le coq, et son hymne s'est ravalé plus bas que le cri d'une bête. (…)
Je songe encore à ce verset qui passe d'une partie à l'autre de la Bible comme la petite phrase obstinée d'une sonate. La voici qui surgit dans le cantique de Moïse (Exode 15,2), revient dans le livre d’Isaïe (Isaïe 12,2), reparaît dans un psaume pour la fête des Tentes (Ps 117,14) s'élève en apothéose quoiqu'en filigrane dans l'Apocalypse selon Saint-Jean, puisque « ceux qui ont triomphé de la Bête, de son image et du chiffre de son nom, chantent - la boucle est bouclée - le cantique de Moïse (Apocalypse 15,2-3). Quelle est cette petite phrase qui se faufile d'un bout à l'autre de la révélation ? « Ma force et mon chant, c'est le Seigneur ». Elle contient cette affirmation à couper le souffle : Dieu n'est pas seulement le Très-Haut, le Tout-Puissant, l'Eternel – il est « mon chant ».

Parce qu’elle nous enveloppe de son atmosphère et agit directement sur le sentiment - sans le détour d'un concept ou d'une représentation - la musique est de tous les arts le plus poignant et le moins directif. Elle vous emporte mais ne commande rien. Elle vous exalte mais ne vous exhorte pas (…) Ses phrases n'articulent aucune phrase, ses notes ne prodiguent aucune notification. Nulle thèse ni description en elle pour vous renvoyer à un réalité extérieure : elle ne renvoie d'abord qu'à elles-mêmes, trouvant leur cohérence à travers des rapports internes, par la justesse de l'intervalle, la répétition d'une séquence, les variations sur un même thème, et par-là devient symbole d'un jeu pur ou d'une logique ineffable - ce qui nous parle au cœur sans qu'on n'y comprenne rien (…) La grande musique n'a donc absolument rien à voir avec l'idéologique. Et c'est la raison pour laquelle l’idéologique peut si facilement l’instrumentaliser : elle ne le conteste pas, elle n’articule rien contre, elle peut même servir d'exutoire profitable à ses répressions. (…)
(Avec le chant, néanmoins, ce n'est plus tout à fait pareil. À cause des paroles. Elles disent quelque chose. Elles portent peut-être un message. Il se peut que cela déplaise à la propagande. Les ténors de la Révolution s'empressent d'étouffer les vieux cantiques. Les romantiques du Reich font brûler les hymnes d'Israël.)

En plein essor du baroque, Saint-Vincent de Paul fait sonner le diapason qui démêle le juste du juste : « Dieu aime mille fois mieux entendre l'aboiement d'un chien que la voix de celui qui chante par vanité. » L'écho d'un oracle du prophète Amos : « Eloignez de moi le tapage de vos cantiques, que je n'entende pas la musique de vos harpes ; mais que le droit jaillisse comme une source ; la justice comme un torrent qui ne jaillit jamais » (Amos 5,23-24). Or comment faire entendre avec vigueur cet avertissement contre la musique ? Avec de la musique encore. Ces versets ou l'Eternel accuse la harpe dédaigneuse et le cantique plastronnant, c'est volontiers que la Synagogue et l'Eglise les chante, et les accompagne de la harpe. Le chantre attaque : « Ce qui sort de tes lèvres, veille à le mettre en pratique » (Deutéronome 23,14) (…) Les paroles d'un tel champ n'ont cependant pas pour fin de rabattre l'esthétique sur l'éthique. Elles prient de les assumer l'une et l'autre dans l'action de grâces. Quand on voudrait en rester à une musique de gorge ou de tête, elle nous remémore l'exigence du cœur : « Que le seigneur tranche toutes ces lèvres flatteuses » (Ps 11,4).

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