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samedi 5 janvier 2013

« Une histoire du paradis – I : Le jardin des délices » de Jean Delumeau (1992)


Le paradis, ce fut d’abord et longtemps le paradis terrestre. Chez la plupart des auteurs de l’ère patristique – jusqu’au VIè, voire jusqu’au VIIè siècle de notre ère – le mot « paradis » sans épithète désigne essentiellement le jardin des délices où vécurent un moment Adam et Ève.

Le mot ancien persan apiri-daeza signifait un verger entouré d’un mur.

L’épopée de Gilgamesh contient elle-aussi des « décors » qu’on retrouve dans la Bible : (…) la plante de vie…
Du côté de l’Iran où l’on trouve des sagas relatives au jardin, situé sur une haute montagne (…) Y poussaient des arbres magiques, notamment l’arbre de vie, et s’en écoulait une eau généreuse apportant la fertilité à la terre entière.
Un élément fondamental distingue cependant le paradis d’Eden des jardins de Mésopotamie : c’est la présence de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal ».

D’où une profonde nostalgie dans la conscience collective – celle du paradis perdu mais non oublié – et le puissant désir de le retrouver. Le bonheur des origines a trouvé sa place aussi bien dans les religions qui conçurent le temps comme un cycle que dans celles qui l’identifièrent comme un vecteur courant d’un paradis à l’autre (…)
Sa marche vers la « terre promise » lui permettra, s’il se soumet à la loi divine, de retrouver de façon définitive dans le paradis eschatologique les biens qu’il ne possédait que de façon précaire dans le jardin d’Eden.

Au temps de l’âge d’or, assure Hésiode dans « Les Travaux et les jours », « les hommes vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères (…) Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leur champs au milieu de biens sans nombre. »
Platon évoqua à son tour, dans « Le Politique », la période heureuse du règne de Chronos (…)
Le thème de l’âge d’or est aussi très présent dans la littérature latine, chez Virgile et Ovide.

(…) même dans l’Orient chrétien, les théologiens qui inclinèrent vers une lecture symbolique du texte sacré relatif au jardin paradisiaque ne furent qu’une minorité.

Les juifs et les chrétiens restèrent longtemps persuadés que le paradis terrestre avait réellement existé.

Le Premier Livre d’Hénoch (…) le texte original était araméen – on en a découvert des fragments à Qumrân – et l’ouvrage est considéré aujourd’hui comme l’un des grands classiques de la congrégation essénienne, peut-être même comme le plus fondamental de tous (…) retenons l’affirmation (…) d’une rétribution après la mort.

Le Quatrième Livre d’Esdras où (…) de nombreux thèmes ont une tonalité essénisante : d’un essénisme de dispersion après 70 (…) Est donc faite mention dans ce livre d’un lieu intermédiaire entre la vie et l’éternité. Pour les élus, ces « habitacles » provisoires, gardés par les anges comme l’était le paradis terrestre, sont des lieux de repos et de silence pacifié, dans la connaissance du bonheur futur.

La tradition hébraïque a longtemps maintenu la croyance à un paradis intermédiaire où les âmes des élus attendent la résurrection et l’entrée dans le royaume des cieux. Selon l’évêque Eusèbe de Césarée (mort en 340), les juifs de son temps enseignaient qu’on doit s’efforcer, par la pratique de la vertu, de mériter après la mort le retour au jardin de Dieu. Plus tard, « Le Zohar », traité ésotérique rédigé entre 1270 et 1300 et dont l’influence fut considérable, affirmera : « Lorsque les âmes des justes quittent ce monde, elles entrent dans ce palais situé dans l’Éden inférieur et elles y restent tout le temps nécessaire pour leur préparation à monter dans l’Éden supérieur ».
La distinction entre les deux Éden est passée de la tradition juive à l’eschatologie chrétienne. On la repère notamment dans la littérature des apocryphes, où figurent notamment l’Apocalypse se Pierre et l’Apocalypse de Paul (…) Les premières versions en furent sans doute écrites en grec, vers le milieu du IIIè siècle (…) Le succès de cette apocalypse fut particulièrement intense au VIIIè siècle et XIè siècle (…) Il y coule un fleuve de lait et de miel. Chaque arbre y fructifie douze fois par an, donnant chaque fois des fruits différents. Les vignes portent dix mille branches et chaque vigne un million de boutons. Quand la première terre – la nôtre- sera détruite, celle-ci descendra du firmament pour la remplacer et les saints y habiteront avec Jésus pendant mille ans…
(…) le paradis terrestre, apparemment retiré de notre planète et conservé dans les nuées du ciel, accueille « pour un temps » les âmes des élus.

Tertullien (…) dans son « De anima », distingue trois séjours pour les âmes des défunts : le shéol pour le commun des fidèles ; le paradis terrestre accessible dès maintenant aux martyrs (…) et enfin « les royaumes des cieux qui s’ouvriront à la fin du monde ».

(…) lieu intermédiaire de bonheur, antichambre des âmes avant la résurrection générale (…)
les trois seules occurrences du mot Paradeisos dans le Nouveau Testament. Jésus mourant déclarant au bon larron : « Dès aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Luc, 23, 43). Paul assure « qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables » (2 Cor. 12, 14). Enfin dans l’Apocalypse de Jean (12,4), « l’Esprit dit aux Eglises : au vainqueur je ferai manger de l’arbre de vie placé dans le paradis de Dieu ».

Au sujet de la promesse de Jésus au bon larron, le Dictionnaire de la Bible explique : « le mot de « paradis », dans les écrits juifs comme dans l’ancienne littérature chrétienne, n’est pas normalement synonyme de ciel (…) Ce sont les spéculations juives sur le jardin des origines qui permettent de saisir l’arrière-plan de la parole de Jésus. Adoptant la manière de parler des apocryphes (…) Jésus vise tout simplement le lieu où les justes attendent la suprême intervention de Dieu en leur faveur. »
C’est une opinion assez largement répandue dans l’Eglise des premiers siècles que Jésus, à l’occasion de la promesse faite au bon larron, a rouvert le paradis terrestre fermé depuis la faute d’Adam et Eve (…) Ce « paradis » n’est pas le royaume des cieux de la béatitude éternelle. Commentant Luc (23,43), l’évêque bulgare Théophilacte (mort en 1085) le précise en ces termes : « Que personne ne me dise que le paradis est la même chose que le royaume. En effet, ni l’oreille n’a entendu parler des biens du royaume, ni l’œil ne les a vus. »

Irénée (mort en 202) : « puis, reprenant leur corps et se relevant avec leur chair, ainsi que l’a fait le Seigneur, elles paraitront en présence de Dieu… »

A l’époque patristique, une foule de témoignages convergent donc pour assurer qu’un lieu intermédiaire de bonheur ou du moins de repos – le « paradis » - accueille les âmes des justes avant qu’elles ne récupèrent leur corps pour l’ascension finale vers le royaume des cieux.

Éphrem, syriaque, (…) déclare que la montagne de l’Eden existe toujours (…) un vestibule – un « refuge » - où les âmes des justes attendent la résurrection dans un bonheur relatif, ou du moins dans une sorte de sommeil ou encore dans une vie réduite comparable à celle de l’embryon dans le sein maternel.

… les élus sont réunis dans le « sein d’Abraham »…

… dans l’Eglise des premiers siècles, le paradis n’est pas encore le « royaume des cieux », ce qu’il deviendra ensuite. Ce n’est pas encore autre chose qu’un séjour provisoire où les âmes des justes attendent l’heure de la résurrection. Celle-ci marquera l’instant du jugement général suivi de l’introduction dans le royaume où le Père céleste se manifestera aux élus admis à la vision béatifique. 
L’âme restera in boni, parce que si elle n’obtient pas encore cette récompense (…), elle jouit cependant des délices par le ferme espoir de la récompense à venir. On comprend mieux sous cet éclairage les textes liturgiques anciens en faveur des défunts (…) Les chrétiens des premiers siècles prient d’abord pour que les morts accèdent au lieu de « repos » (requies), étape normale avant la résurrection générale.
(…) comment ne pas être attentifs à l’identification établie par les premiers chrétiens entre sommeil, repos sans souci et séjour sécurisant dans le ventre maternel ? Le paradis précédant la résurrection, c’était pour eux la paix silencieuse du nid féminin.

(…) le puits de saint Patrick. Il s’agissait d’un trou rond et obscur que Jésus avait montré à l’apôtre de l’Irlande. Si quelqu’un, avec esprit de foi et de pénitence, y passait un jour et une nuit, il serait purgé de ses fautes, et y verrait les tortures des méchants et les récompenses des bons (…) le chevalier Owein tente l’expérience (…) il sort ensuite du puits, passe un pont et arrive au paradis terrestre. Là sont rassemblés ceux qui, après les châtiments purifiants, parviennent au repos et à la joie mais ne sont pas encore dignes de monter au ciel. Chaque jour des âmes « passent du paradis terrestre au paradis céleste ». On a écrit que « Le Purgatoire de saint Patrick » avait été un des best sellers du Moyen Age (…) il maintient la croyance ancienne à une antichambre du ciel où des âmes connaissent le « repos » et même la joie avant d’accéder à la béatitude définitive.

Ephrem décrit en effet le paradis comme une montagne : « Avec les yeux de l’esprit, j’ai vu le paradis, et les sommets de toutes les montagnes étaient au-dessous de lui. Le Déluge n’est parvenu qu’à ses pieds, alors qu’il couvrait le sommet des montagnes ».

Le paradis terrestre, devenu inaccessible, n’a donc pas disparu et il continue d’alimenter les grands fleuves de la terre : voilà des notions que la géographie chrétienne maintiendra longtemps aussi bien dans la tradition grecque que dans la tradition latine. Au VIIIè siècle, Jean Damascène (…) déclare que le divin paradis « était à l’orient, dans la région la plus élevée de la terre » (…) Ainsi une géographie commune se dégage des textes d’Ephrem, de Philotorgios, de Cosmas, de Jean Damascène et Mosès Bar Céphas (…) le paradis terrestre est maintenant hors de protée des hommes, soit parce qu’il est perché sur un sommet inaccessible, soit parce qu’il est situé au-delà d’un océan infranchissable. Mais il n’est pas pour autant sans lien avec notre terre. Il l’alimente en eau, étant pour les uns la source de l’océan, pour les autres l’origine véritable, encore que mystérieuse, des grands fleuves qui permettent la vie de notre œcoumène.

En hébreu, il est appelé Éden : ce qui dans notre langue signifie deliciae

Les contemporains croyaient avec Dante que le paradis terrestre n’avait pas disparu, même s’ils le localisaient à une altitude inaccessible.

(…) le passage célèbre de la relation que Christophe Colomb écrivit de son troisième voyage (1498) au cours duquel il toucha l’Amérique du Sud dans la région du golfe de Paria et de l’embouchure de l’Orénoque : (…) « je pense que cette eau pourrait fort bien descendre de là, pour arriver jusqu’ici où elle forme ce lac (le golfe de Paria). Tout ceci nous fournit des indices très clairs sur la proximité du paradis terrestre (…) Je n’avais jamais lu ni entendu dire qu’une aussi grande quantité d’eau douce pouvait se maintenir ainsi au milieu d’eau salée et en contact avec elle (…) et si jamais ce fleuve (l’Orénoque) ne sort pas du paradis, cela semblera sans doute encore plus merveilleux… »
Christophe Colomb croyait fermement à l’existence prolongée du paradis terrestre, il le situait à une grande hauteur, dans une région de climat agréable, et y voyait la source d’une quantité énorme d’eau douce…

… la durable certitude que ses approches n’étaient pas, elles, hors de portée des humains et que des terres bénies conservaient, pour des raisons de proximité avec lui (…) plusieurs attraits et privilèges du jardin d’Éden. Le plus célèbre de ces pays de rêve fut le royaume du Prêtre Jean. La légende le concernant semble remonter au début du XIIè siècle et survécut jusqu’au XVIIè siècle.

Le Prêtre Jean prit donc alors figure dans l’imaginaire occidental de souverain chrétien régnant quelque part en « Asie », à proximité du paradis terrestre (…) gardien du tombeau de saint Thomas (…) « patriarche de l’Inde »…

Le thème du jardin a été au cœur même des rêves paradisiaques d’abord du Moyen-Orient et ensuite de l’Occident, puisque aussi bien il a été imaginé d’abord en des pays où l’eau était rare et le paysage facilement désertique. Arabes et Persans ont nourri à l’égard des jardins une véritable passion dont témoignent « Les Mille et une Nuits » évoquant tantôt des jardins réels remplis d’arbres chargés de fruits et parcourus de ruisseaux d’eau douce et claire, tantôt des jardins fabuleux.

Toutefois, à la fin du Moyen Age et au XVIè siècle, le pays du légendaire roi chrétien est le plus souvent localisé en Afrique… « patriarche de Nubie et d’Ethiopie »…

On a depuis longtemps souligné le rôle d’incitation aux voyages de découvertes que joua en Occident, du XIVè au XVII siècle, la recherche de terres paradisiaques. La nostalgie du jardin d’Eden, la conviction, chez Christophe Colomb et les missionnaires, que les temps eschatologiques approchaient, la volonté d’étendre la religion à des terres nouvelles et le désir de trouver en abondance l’or, les pierres précieuses et les autres produits rares se conjuguèrent pour pousser les voyageurs, les religieux, les marins et les conquérants vers les horizons lointains (…)
Christophe Colomb fut véritablement habité par l’idée que les Nouvelles Indes se trouvaient au voisinage du paradis terrestre (…)
Amerigo Vespucci, qui dans les années 1499-1502, reconnut les côtes du Surinam et du Brésil, reprit dans une lettre – à Laurent de Médicis-, pour décrire la nature sud-américaine, tous les lieux communs de la littérature paradisiaque, évoquant « la terre amène, couvertes d’arbres en nombre infini et très hauts, qui ne perdent pas leurs feuilles, répandent des odeurs suaves et aromatiques, sont chargés de fruits savoureux et bons pour la santé du corps (…) En moi-même, je pensais être près du paradis terrestre. » (…)
Pour Antonio de Leon Pinel, conseiller du roi d’Espagne au XVIIè siècle et historien des Nouvelles Indes, le fruit de l’arbre du bien et du mal ne pouvait être que le maracuja dont l’arôme et la saveur avaient été capables d’exciter l’appétit d’Eve et dont la fleur mystérieuse dévoile clairement les insignes de la passion du Sauveur, d’où le nom chrétien de « fruit de la Passion » (…)
L’Amérique du Sud apparut, en outre, riche en émeraudes et cela aussi contribua, du moins dans un premier temps, à l’intégrer aux mythes paradisiaques. Car les allégories et les visions édéniques médiévales avaient accordé une grande importance à l’émeraude, considérée comme un symbole de vie éternelle (…)
Le perroquet avait une place de choix dans l’imaginaire paradisiaque traditionnel. Alors que tous les animaux avaient cessé de parler à la suite du péché originel, lui seul avait gardé cette faculté qui le rapproche des hommes (…) Le perroquet était toujours aux XVIè et XVIIè siècle un « oiseau de paradis ».

Les XVIè  et XVIIè siècle  abandonnèrent progressivement la croyance en l’existence continuée du paradis terrestre (…) Cette conversion au réalisme ne se fit cependant pas sans douleur. Jamais on ne rêva autant de l’âge d’or, des Iles Fortunées, de la fontaine de Jouvence, de pastorales idylliques et de pays de Cocagne que durant ces deux siècles. Et jamais auparavant, dans notre Occident, on n’avait accordé autant de place et de faveur aux jardins (…) L’Arcadie fut aussi une des évasions de la Renaissance (…) Le public cultivé se passionna dès lors pendant plusieurs siècles pour les amours champêtres et les jeux des bergères au milieu d’une nature accueillante et harmonieuse (…)
L’âge mythique où l’on savait se contenter des dons de la nature (…) Cette mélancolie et la nostalgie du locus amœnus de l’Éden aident à comprendre les tentatives pour reconstituer dans des jardins les conditions paradisiaques.

Le jardin idéal dans l’Occident médiéval a d’abord été un hortus conclusus, un enclos, alors que le paradis terrestre de la Bible était apparemment ouvert sur le pays d’Eden. Cette fermeture s’est fondée sur la traduction longtemps classique du Cantiques des Cantiques (4,12) : « Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée, un jardin bien clos, une source scellée. » Le récit de l’expulsion d’Adam et Eve hors du « paradis » (Genèse 3, 24) poussa les imaginations dans le même sens. Dieu « posta les chérubins à l’orient du jardin d’Eden avec la flamme de l’épée foudroyante. » Désormais, si un lieu de paix et de bonheur pouvait être aménagé sur terre, il ne pouvait être que séparé du reste d’un monde malheureux et pécheur (…)
Beaucoup de jardins monastiques placèrent un puits en leur centre : construction utilitaire, certes, mais aussi symbolique, car il évoquait de toute évidence pour les religieux « le fleuve qui sortait d’Eden pour irriguer le jardin : de là, il se partageait pour former quatre bras » (Genèse 2, 10) (…)
L’Hortus conclusus du paradis terrestre glissa, comme le suggère le Jardinet du paradis, vers le symbolisme marial et l’évocation de la virginité de Marie. Celle-ci, disaient les moines poètes, a été un « jardin clos, puisque le Christ est descendu en elle comme une rosée » (…)
L’Hortus conclusus servit aussi de cadre à plusieurs représentations de l’Annonciation.

On peut dire de Pétrarque qu’il fut le premier des « jardiniers humanistes » (…) Près d’un « ruisseau murmurant » il trouvait l’inspiration des muses.

Erasme, dans « Convivium religiosum » (1522), imagine un dialogue où s’oppose Eusebius, le propriétaire, et Timotheus, un de ses hôtes, qui lui dit que Socrate préférait « la ville à la campagne, car il y a dans les villes de quoi s’instruire » (…) Eusebius répond que « loin d’être muette, la nature tout entière parle et enseigne beaucoup à l’homme qui la contemple, s’il est attentif et se laisse instruire. Que proclame-t-il, le visage de la nature si gracieux au printemps, sinon que Dieu son créateur est aussi sage que bon ? » (…) L’humaniste de Rotterdam a ainsi rêvé d’un jardin clos propice à l’otium, c’est-à-dire au recueillement et à la vita contemplativa.

Les jardins et palais de l’Islam recueillirent par l’intermédiaire de la civilisation gréco-romaine la tradition des « paradis » persans. Ceux-ci enfermaient dans leur enceinte, rempart protecteur contre les ventes désertiqus, toutes les essences d’arbres et de plantes, toutes les espèces d’animaux qui prospéraient dans le royaume. A l’abri des hauts murs du parc, le roi détenait ainsi en son pouvoir la flore et la faune du royaume tout entier, et ce grand pan de nature apprivoisée et captive symbolisait son rôle éminent de gardien des forces de la fécondité et de la vie.  Mais d’autre part, rêve suprême des habitants du désert, les musulmans, à la suite du Coran, imaginèrent l’au-delà comme un verger (…) par les musulmans, le goût des jardins s’épanouit en Sicile et en Andalousie. L’utilisation ingénieuse de l’eau faite dans les jardins d’Orient et en Sicile impressionna les croisés (…)

L’exemple de l’Orient aidant, le thème du jardin d’amour, clos de tous côtés, est déjà bien présent dans la littérature du XIIè siècle (…) Dans le roman de Chrétien de Troyes, « Cligès », les deux amants coulent de longs mois de bonheur dans un verger « clos entor de haut mur »(…)
Le jardin d’amour –ô combien difficile d’accès !- le plus célèbre du Moyen Age est sans doute celui qu’a décrit Guillaume de Loris (vers 1225-1230) dans la première partie du « Roman de la rose » (…)
Dans le « Songe de Poliphile » de Francesco Colonna (achevé en 1467) l’île de Cythère, lieu de rêve et de bonheur, est décrite comme un espace clos où les nymphes font « honneur à Cupido leur maîtres » (…) Le paradis terrestre reprend consistance dans ce rêve érotique d’un religieux vénitien. Mais il est totalement paganisé et isolé, comme les « utopies » du XVIè siècle, au milieu de la mer. L’itinéraire du jeune héros passe ensuite par une série de jardins emboîtés les uns dans les autres et s’achève dans celui de Vénus ou Poliphile parviendra à embrasser Polia.

La grande innovation de la Renaissance, en ce domaine, fut le jardin ouvert, dont Leone Battista Alberti donna la théorie dans son « De Re edificatoria » (1452). Son idée, neuve pour l’époque, est que maison et jardin doivent être traités comme un tout et que l’espace vert, remodelé par l’architecte, doit s’harmoniser au paysage ambiant et s’épanouir vers lui.

Quand le mot « délices » est appliqué à l’époque à un jardin (…) il faut se rappeler qu’une longue tradition sémantique avait établi une équivalence entre paradis terrestre et hortus deliciarum. On parlait des « délices » de Belriguardo et de Belfiore près de Ferrare, de Poggioreale à Naples, de la villa d’Este à Tivoli (…) Les villas célèbres de Tivoli (…) On multiplia les éléments artificiel (les automates) ou faussement naturels (les grottes) afin de provoquer stupeur et émerveillement. Le paysage fut assujetti à l’art. La technique l’emporta sur la nature. Le jardin devint un lieu théâtral, voire le cadre de pompes fastueuses.

On a pu définir le jardin des XVIè et XVIIè siècles comme un « système conceptuel compliqué » et codé , où la nature était « niée », voire « forcée et fracassée ». Il magnifia la virtù de son propriétaire, alors que celui des cloîtres médiévaux orientait l’âme vers Dieu. En outre, par la multiplication de ses agencements subtils, il marquait la rupture avec la simplicité supposée de l’Éden (…) Ainsi on recréait des paradis artificiels parce qu’on savait l’autre évanoui.

Le passage de l’hortus conclusus au jardin ouvert, caractéristique de la Renaissance, se vérifie aussi et au même moment dans les représentations de l’histoire d’Adam et Eve. Déjà Hugo van der Goes (« Le péché originel » de Vienne), Jérôme Bosch (« Le jardin des délices » du Prado) et Henri Met de Bles (« Le Paradis terrestre », Rijksmuseum, Amsterdam) avaient intégré les arbres paradisiaques dans un vaste paysage. Cette tendance s’accentua ensuite. Lucas Cranach, qui peint son « Paradis terrestre » (Vienne) vers 1530, dégage de larges échappées en direction des campagnes de l’Eden.

Tandis que le jardin d’Eden perdait sa clôture, les fleurs occupaient une place grandissante dans la sensibilité et dans l’art des Occidentaux (…) l’intérêt pour la botanique et l’horticulture se développèrent rapidement en Occident à partir surtout du XVè siècle, envahissant les deux domaines du sacré et du profane…

Quand Dûrer, Henri Met de Bles, Michel-Ange et plus tard Rubens (…) représentaient Adam et Eve dans leur nudité innocente et au milieu de la nature qui leur était soumise (…) un âge d’or dont tout le monde était persuadé qu’il avait réellement existé avant la désastreuse désobéissance de nos premiers parents (…)

Nous avons de la difficulté aujourd’hui à restituer sous un juste éclairage la place que le paradis terrestre a tenue dans les préoccupations des meilleurs esprits des XVIè et XVIIè siècles, mobilisant alors des trésors d’érudition et inspirant en même temps plusieurs grandes œuvres poétiques (…)
On a calculé que le thème du paradis terrestre avait fourni durant les années 1540-1700 la matière d’au moins 155 ouvrages littéraires rédigés soit en latin, soit dans les différentes langues de l’Occident européen.

(…) le paradis terrestre est un sujet abordé dans les milieux protestants du XVIè siècle (…) c’est Calvin qui, le premier, voulut accompagner son commentaire de la Genèse d’une carte permettant au lecteur de localiser le paradis évoqué par Moïse dans la « Terre de Havila » placée par le réformateur à l’est de Séleucie et de Babylone.

Tant d’érudits, constate Inveges, ont écrit sur le paradis terrestre que le nombre des volumes rédigés sur la question est proprement « infini », si bien que « le paradis peut être appelé un labyrinthe plutôt qu’un jardin. »

Les précisions d’une surprenante naïveté que nous énumérons témoignèrent d’un esprit différent de celui du Moyen Age. Il s’agissait d’évacuer des légendes, d’en finir avec des localisations fantaisistes, d’établir avec exactitude la chronologie des jours de la création, de fixer avec certitude le moment du premier péché. L’énormité de ces ambitions nous fait aujourd’hui sourire.

Luther est formel à cet égard. « Origène, écrit-il, se représente que le paradis, c’est le ciel, que les arbres sont des anges, les fleuves étant la sagesse. De telles frivolités conviendraient peut-être à la fantaisie d’un poète : elles sont indignes du théologien. » Calvin n’est pas moins catégorique.

La position catholique officielle (…) : « La doctrine catholique est que le paradis que Dieu planta au début fut un lieu terrestre et que tout ce qui a été dit de sa création doit être entendu au sens propre et littéral. Cette affirmation est de foi et prouvée par l’Écriture (…) Ces mots ne sont pas allégorie, mais histoire».

Les jésuites comme Malvenda affirment que (…) « le jardin des délices n’a pas péri sous les eaux du Déluge, mais qu’il existe encore à notre époque » (…) L’Ecriture ne dit rien de sa destruction mais indique au contraire l’intention divine de le conserver.

Luther : « Ainsi tout le monde a été détruit par le Déluge, hommes et bêtes compris ; le fameux jardin a subi le même sort et a péri. »

(…) jusqu’au XVIè siècle et XVIIè siècle la localisation du paradis terrestre a plus attiré l’attention des spécialistes que n’importe quelle autre question le concernant.

« Il faut penser que le paradis a été placé en un lieu très tempéré, soit sous l’équateur, soit ailleurs » (Saint Thomas d’Aquin, « Somme théologique »)

Les premières affirmations évolutionnistes datent du XVIIIè siècle (…) La conception évolutionniste rompait avec le récit de la Genèse pris au pied de la lettre. Elle abandonnait la notion jusqu’ici reçue d’une création par catégories bien tranchées « oiseaux, grands serpent de mer (…) bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce », etc, et reléguait par les images d’Épinal la scène touchante au cours de laquelle Adam avait donné des « noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages ». Une page était tournée dans l’histoire de la civilisation chrétienne (…) l’histoire de la terre était infiniment plus longue que celle de l’humanité : ce qui ruinait, même si ce n’était pas clairement exprimé, l’application de la chronologie biblique à l’histoire de la nature.

Les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle connurent le succès et firent l’objet, en 1749-1750, de commentaires élogieux de la part des jésuites dans leur revue mensuelle (…) Pour éviter une condamnation, Buffon accepta de rédiger une mise au point où il affirma croire « très fermement tout ce qui est rapporté (par l’Écriture) sur la création, soit pour l’ordre des temps, soit pour les circonstances des faits » et n’avoir présenté ses théories que « comme une pure supposition philosophique ». Cette rétractation figura à partir de 1755 et pendant près de trente ans dans les éditions ultérieures de l’« Histoire naturelle ». Moyennant ce sauf-conduit, Buffon republia les textes incriminés sans y changer un mot.

Aussi bien le cours des affaires humaines « considéré dans son ensemble (…) ne part pas du Bien pour aller vers le Mal, mais se déroule lentement vers le mieux, selon un progrès auquel chacun dans sa partie et dans la mesure de ses forces est lui-même appelé par la nature à contribuer » (Kant, « Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine », 1785).

Au Moyen Age, dans l’Europe chrétienne, la croyance la plus générale relativement au paradis terrestre est qu’il existait encore sur notre terre. Il était, certes, inaccessible, ceinturé de feu, gardé par un chérubin porteur d’une épée, mais il n’avait pas disparu. Sur les cartes, on n’hésitait pas à le localiser dans un coin reculé de l’Orient. Des voyageurs tentaient de s’approcher de lui et les découvreurs de la Renaissance crurent avoir touché des territoires qui conservaient quelques aspects, traces et privilèges du merveilleux jardin d’Eden.
Cependant sous l’impulsion des deux réformes religieuses, on commenta à nouveau frais les premiers livres de la Genèse pour aboutir progressivement à une conclusion décapante : le paradis terrestre avait disparu. Le Déluge l’avait englouti. En revanche, dans sa soif de connaissance, la science du temps, regroupant toutes les informations à sa disposition, chercha à situer le plus précisément possible l’endroit où Dieu avait placé avant la faute le premier couple humain.

… deux récits différents des origines à l’intérieur des chapitres 1,2 et 3 de la Genèse. Le premier (chap.. 1 et 2, 4è) parle d’une Création en six jours tandis que le second (chap.. 2, 4b, 3, 4) raconte l’histoire d’Adam et Eve. Le récit de la Création en six jours peut –être daté dès les Vè et IVè siècles avant J-C, alors que l’histoire d’Adam et Eve a été rédigée au IX-VIè siècles avant notre ère. Ce dernier texte conserve des traces de conception très anciennes, sumérienne et assyrienne.

Dès avant notre époque, une lecture moins dramatique de l’histoire d’Adam et Eve avait été proposée notamment par saint Théophile d’Antioche et saint Irénée, deux évêques qui écrivirent à la fin du IIè siècle (…) Théophile écrit : « Ce fut de la part de Dieu un grand bienfait pour l’homme de ne pas le maintenir pour toujours en état de faute mais, en quelque sorte, de lui infliger une espèce de bannissement en le chassant du paradis : ainsi le châtiment devait permettre à l’homme d’expier son péché pendant un temps fixé et, une fois châtié, de recevoir une nouvelle vocation » (…) Théophile et Irénée ne dirigent pas vers le paradis perdu un regard mélancolique. Ils sont au contraire beaucoup plus sensibles à la dynamique qui doit conduire un jour les hommes de bonne volonté à la « vision de Dieu » qui « procure l’incorruptibilité » (…) « De même », écrit Théophile, « que l’homme, en désobéissant, s’était attiré la mort, de même, en obéissant à la volonté de Dieu, il peut se procurer la vie éternelle et, (…) quand viendra la résurrection, recevoir en héritage l’incorruptibilité. » (…) ces deux voies concordantes nous éloignent beaucoup de l’anthropologie pessimiste issue de saint Augustin qui se fondait sur l’énorme péché commis par un couple parfait dans un jardin féérique (…) Ils relativisent le premier péché, commis par des « enfants ».

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