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mercredi 5 septembre 2012

« Un si beau monstre » de François Forestier (2012)


Arracher le pouvoir, détrôner les monarques, castrer les maîtres, voilà le vrai plaisir (…) Désormais, il n'y aura plus jamais un metteur en scène qui ne sera confronté à ce dilemme : combattre Marlon Brando ou se soumettre dans l'humiliation. Résister ou se coucher.

Avant d'entrer en scène, il a pris l'habitude de se masturber un peu, pour apparaître avec une demie-érection. Il sort dans la rue pieds nus, cajole le raton laveur qu’il promène partout, jongle avec les filles, s'amuse avec les garçons, ne s'implique jamais. Il est charmant, mais indifférent. Il n’aime personne.

Viven Leigh sort avec Walt Disney. Le réalisateur de Blanche Neige et les sept nains (…) trouve qu'Hitler n'était pas si mauvais qu'on a dit.

En avril 1952, Elia Kazan est convoqué par la Commission des activités antiaméricaines, en pleine folie anticommuniste. Il a été compagnon de route du Parti, il est donc susceptible d'être porté sur la liste noire, qui barre la route d'Hollywood. Et là, devant un aréopage d'inquisiteurs sinistres, il se dégonfle, et livre huit noms de compagnons communistes (…) Le Mensch s’est couché comme un chien. Qu'est-ce qui l’a motivé ? Officiellement, son dégoût pour la ligne politique, stalinienne, du PC. Officieusement, sa lâcheté intime. (…) Paradoxalement, c'est ce qui lui manquait pour devenir un grand cinéaste. Cette faille en lui est encore invisible en 1947. Mais c’est elle qui va être à l'origine de son amitié avec Tennessee Williams. (…) 

Tennessee Williams décrit cette dégradation, cette rouille.
Williams est un homme étrange. Il a le malheur chevillé à l'âme, et l'abjection sourd de lui, par tous les pores. En Haïti, on se souvient de ce touriste suant, installé à l'hôtel Oloffson, entouré de petits mendiants faméliques auxquels il lançait quelques menue monnaie… Le détail qui tue : il avait un pied posé sur le dos d'un gamin, en buvant son Mint Julep.

Car, dans ces années-là, personne ne porte de blue-jean, sauf les ouvriers, les vachers, les plombiers. À Paris, certains cinémas interdisent l'entrée aux jeunes vêtus de Levis 501. À New York, le blue-jean est prohibé dans les endroits chics. Brando, lui, ne s'habille pas autrement. C'est une déclaration de guerre, le signe d'une libération sexuelle qui tarde à venir.

Jessica Tandy le regarde s'habiller avec des blue-jeans mouillés qui, en séchant, vont lui moulez le noble outil (…) 
Il ne respecte jamais ses marques, joue avec des accessoires, change ses intonations, déstabilise constamment les autres acteurs. Il n'a aucune générosité, il ne concède rien. S'il peut attirer le regard du public en rotant, il rote (…) Il fait cliqueter les assiettes au moment même où Jessica Tandy a une réplique importante (…) Il place des crottes de chien dans un réfrigérateur. Il entre en scène la braguette ouverte.
Parfois, entre deux scènes, il se livre à des matches de boxe avec les techniciens ou les doublures. L'un des acteurs de remplacement, agacé, lui allonge une droite. Brando a le nez cassé. Pas de chance : il est tombé sur un mauvais coucheur, qui a été mineur et possède des mains d'étrangleur. Il se nomme Jack Palance…

Il se comporte en voyou, mais en même temps, il donne vie au texte. Il transforme la pièce, l'illumine. Kazan, qui adore ces conflits larvés, ces jalousies de plateau, ces traîtrises de coulisses, jouit (…) 
Le 3 décembre 1947, la première d’« Un tramway nommé désir » a lieu (…) 
Pendant 855 soirs, Marlon Brando va s'ingénier à tout casser (…) Il est capable de sortir de scène en pleine réplique, de bâiller pendant qu'elle lui parle (…) C'est d'autant plus pénible qu'il ne se lave pas, il sent la sueur, porte des T-shirts élimés.

Il distribue son argent à qui en a besoin. Il ne demande rien en retour. Il donne, c'est tout. Quand il n'en a plus, il emprunte.

Autant-Lara, devenu vieux, rédigera ses souvenirs dans un style hystérique, soutenant avec passion l'extrême droite, se faisant élire au parlement européen sur la liste du Front National. Son discours inaugural sera consacré aux dangers de l'invasion de la culture américaine, thème qu’il reprendra sans cesse, tout en se moquant des rescapés des camps de concentration.

Plus tard, avec cette bassesse qui le caractérise, Kazan confiera qu'il a pris plaisir à coucher avec Scarlett O'Hara, mais qu’elle était moins goûteuse que Marilyn Monroe.

À Hollywood, qui n'est qu'un égout sous le soleil, les relations croisées, incestueuses, mélangées, sont de rigueur.

Ava Gardner partage son temps libre entre Frank Sinatra, qui est éperdument amoureux d'elle, Howard Hughes, qui la traite mal et à qui elle cassera plusieurs dents d'un coup de cloche en bronze, et des boys qui lui plaisent et qu'elle ramasse la nuit. La rumeur veut qu’elle fréquente le bordel le plus huppé de Hollywood, celui de Madam Lee Francis, où des sosies de stars sont disponibles pour les clients. Ava Gardner se fait passer pour son propre double, murmure-t-on.

Un soir, invité chez Norman Mailer, Brando tente de séduire l'épouse de ce dernier, Adèle Morales, une artiste peintre d'origine péruvienne. Il n'y arrivera pas, mais Mailer, quelques années plus tard, poignardera sa femme, la tuant presque. Quand les secours arriveront, il aboiera : « Laissez cette salope crever ! »

Michael Curtiz, le Curtiz cinglé de "Casablanca", qui tire des coups de feu à la fin des scènes, qui a naguère causé la mort de plusieurs figurants, lors de tournage dans des conditions dangereuses…

Il couche avec Lisa Lu, une jeune Hawaïenne venue l’interviewer, parle au téléphone avec Movita, passe des nuits avec Kathy Jurado, se glisse dans le lit de Pina Pellicer. Certains soirs, il discute avec elle de la beauté du suicide. Il décrit le désir de mort. Il évoque le velours de la nuit finale, ce calme poétique qui succède à l'agitation du monde physique.
Le tournage terminé, Pina Pellicer repart pour le Mexique et se suicide.

Sur le tournage des « Révoltés du Bounty », tous les jours, Brando demande de changement de scénario. C'est dans son contrat : il a un droit de veto (…)
Les deux premières semaines qui suivent la l'arrivée de Lewis Milestone, tout va bien. Puis, un jour, au milieu d'une scène, Brando va parler parlait au caméraman. Il indique à quel moment il faut commencer à tourner et quand il faut stopper. Il se tourne dans l'équipe : « Silence !… On tourne !… Action ! » Milestone quitte le plateau (…)
Pour casser la cadence des répliques des autres acteurs, Brando a recours à toutes les astuces possibles : au milieu d'une scène, il se trompe de texte, bouge de façon incongrue, ou se mouche. (…) Brando n'écoute personne. D'ailleurs, quand il tourne, désormais, il a des boules Quies dans les oreilles.

Brando séduit la femme de Miles Davis, Frances, désespérée par les quantités d'héroïne que son mari s'injecte dans les veines. Brando l’emmène chez lui. Elle s'attend un peu de tendresse, un geste de réconfort. Il n'y en aura pas. Il y aura, en revanche, une projection de films pornos. Frances Davis fond en larmes. Brando demande : « J’ai fait quelque chose ? »

Terry Southern collaborera au scénario d’« Easy Riders ». Fumeur invétéré, amateur de trips psychédéliques, il s'écroulera un jour dans la rue, mort. Après l'autopsie, en examinant ses poumons noirs comme du charbon, le légiste demandera : « Il travaillait dans une mine ? »

Mario Puzzo, joueur compulsif, éternellement fauché, a décidé d'adapter la structure d'une tragédie grecque au monde de la mafia, dont il ignore tout. La martingale réussie : dès sa parution en 1969, « Le Parrain » passe pour une radiographie parfaite de Cosa Nostra, alors que Puzzo a tout inventé (…)
Coppola doit établir sa crédibilité. Sa façon de travailler n'est pas celle que les studios aiment. Il change le plan de tournage, réécrie les dialogues, favorise les plans rapides pendant la scène du bal, semble chaotique, jongle avec les scènes, lance dix idées à la fois. Au bout de 3 semaines, Coppola, aux toilettes, entend les techniciens échanger des avis :
- Ce type ne sait pas ce qu'il fait.
- Oui, c'est n'importe quoi.
- En plus, il n'arrivera pas à faire le montage de ce bordel.
(…) Les Italiens s'émeuvent. Les mafieux aussi. (…) D'ailleurs, si vous continuez à faire le film, nous allons vous prouver que nous sommes des doux. Quelqu'un va se retrouver avec des chaussures en ciment (…) Finalement, quelques Italo-américains sont engagés sur le plateau. Ils sont émerveillés d'être si près de Brando, Dieu le Père. Les menaces sont oubliées. Quelque menue monnaie est donnée au fond de charité de la Famiglia, pour contribuer au bonheur des enfants nécessiteux des importateurs d’huile d'olive.

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