Bref, le temps n'est plus aux représentations héritées du XIXè siècle, qui opposaient l'idéalisme sacrificiel de l'artiste et le matérialisme calculateur du travail, ou encore la figure du créateur, original, provocateur et insoumis, et celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et des arrangements sociaux. Dans les représentations actuelles, l'artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hierarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l'incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles. Comme si, au plus près et au plus loin de la révolution permanente des rapports de production prophétisés par Marx, l'art était devenu un principe de fermentation du capitalisme. Comme si l'artiste lui-même exprimait à présent, avec toutes ses ambivalences, un idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée.
La création artistique occupe en effet une position exceptionnelle dans les premiers écrits de Marx, notamment dans ses Manuscrits de 1844 où est élaborée non point une esthétique spécifique, mais une esthétique générale de la pratique qui fait de l'activité artistique l'aune de toute critique du travail salarié. Le travail artistique est conçu comme le modèle du travail non aliéné par lequel le sujet s'accomplit dans la plénitude de sa liberté en exprimant les forces qui font l'essence de son humanité. Le travail devrait être pour chacun le moyen de déployer la totalité de ses capacités…
Si c'est l'artiste qui est réputé dépositaire d'une vérité critique sur le monde social, il faudra dire qu'en cumulant les singularités, les mondes artistiques forment un univers d'exception situé en marge du jeu économique quand il s'agit des formes les plus pures de création, et assujetti au marché dès que s'y infiltrent les mécanismes de la valorisation commerciale, au prix d'une dégradation des idéaux constitutifs. C'est l'argumentation produite dès l'entre-deux-guerres par Adorno, Horkheimer et l'Ecole de Francfort. Pour eux, l'art véritable est par essence rebelle à toute domestication par le marché et le pouvoir des institutions, mais sa production l'inscrit de fait dans le jeu social et économique de nos société, où, au mieux, il protestera contre les forces assujettissantes du marché, ne serait-ce qu'en les retournant contre elles-mêmes.
De même, le développement de l'administration de l'art et sa professionnalisation apparaissent à Adorno comme deux leviers les plus sûrs de sa neutralisation. Mieux, alors que les sociétés occidentales tentent de juguler les crises économiques et les conflits sociaux en généralisant l'organisation bureaucratique, technocratique et planificatrice des activités humaines, le développement de la consommation artistique, à laquelle la société assigne des fonctions de divertissement, de jouissance individuelle, devient l'un des véhicules idéologiques de la domination. Et si le conservatisme des auditeurs et des spectateurs dominés par les habitudes de consommation et manipulés par les industries culturelles a confiné les créateurs progressistes dans un douloureux isolement social, leur marginalité paraît suffisamment dangereuse à la société bourgeoise pour qu'elle cherche à en neutraliser les effets en absorbant la création dans la sphère de l'administration culturelle.
Les raffinements du raisonnement dialectique d'Adorno ont une tonalité foncièrement pessimiste : si l'essence sociale de l'œuvre réside dans son autonomie, parce que celle-ci est une protestation contre l'utilitarisme marchand, il n'y a pas d'échappatoire, mais seulement une sorte de "passion" (au sens sacrificiel du terme) de l'art authentiquement novateur.
Le développement du crédit serait l'instrument par excellence de la destruction de l'éthique protestante, puisqu'il permet de ne plus proportionner la satisfaction matérielle au produit immédiat du labeur, et qu'il généralise un droit de tirage sur les plaisirs que la machine capitaliste s'ingénie à multiplier pour alimenter le développement d'une économie de production fondée sur l'innovation, sur la "destruction créatrice", selon le mot de Schumpeter. Idolâtrie du moi, culte de la rébellion, antimorale de la libération personnelle, recherche de l'impulsion comme mode de conduite, et finalement, "institutionnalisation de l'envie" de chacun à l'égard de tous, voilà, selon Bell, le destin de la société bourgeoise minée par le triomphe du principe individualiste, dont l'artiste est l'incarnation la plus accomplie et dont le culte de l'anti-conservatisme est un ressort infaillible.
C'est en cela que ces mondes intriguent. Ils reposent sur un cocktail singulier d'individualisme et de communautarisme. (…) des professions où sont fortement valorisées des régulations de type communautaire telles que l'éthique (qui peut être aussi une rhétorique) du désintéressement et du service, et le contrôle par les pairs plutôt que par des actionnaires.
(…) d'un côté, la forte identification avec des métiers dont l'exercice est profondément individualisable, de l'autre, une tout aussi profonde inégalité d'accomplissement professionnel…
… le poète, quasi soustrait aux contraintes économiques, ou le peintre travaillant dans son atelier, sont infiniment plus libres de leurs choix que le réalisateur d'un film…
D'une part, les inégalités propres aux mondes artistiques illustrent de manière parfaite la cotation des qualités du travail par le talent et les effets de levier qui s'ensuivent, procurant aux écarts de réussite une légitimité dans faille, alors même que les professionnels des arts sont prompts à s'inquiéter des injustices sociales et des innovations destructrices du capitalisme et de ses systèmes marchands de cotation de toutes les espèces de valeurs. D'autre part, dans toutes les sphères d'activité et aux divers échelons des qualifications du travail, se diffuse progressivement une logique de définition et de cotation des talents et des compétences qui exporte le modèle concurrentiel prévalant dans les arts et les sports.
(…) sur le modèle de la cotation des talents et de la rémunération ds réputations qui prévalent dans les sports et les arts, se multiplient ces winner-take-all markets (marchés de vainqueurs accapareurs) où ceux qui sont, un temps, considérés comme les plus talentueux raflent la mise, dans le journalisme, l'édition, la mode, le design, le métier d'avocat, les activités du conseil, la médecine, la stratégie bancaire, le management des entreprises, le conseil en communication politique, la création publicitaire, ou encore le monde universitaire et la recherche.
La mondialisation des marchés fait circuler très vite l'information sur les réussites dans tous ces mondes professionnels et favorise l'apparition de bourses aux talents et aux supertalents. Ce qui vaut à l'échelle internationale vaut aussi dans l'espace national, où la performance d'élite est recherchée et rémunérée selon une structure de loterie : de très gros lots pour les plus réputés, et, pour les autres, une distribution des gains qui s'échelonne selon une pente inégalitaire sans commune mesure avec les différences de capacité.
Les analyses de Baudelaire étaient déjà tranchantes : le régime individualiste de création contient une contradiction dans les termes, parce que peu d'artistes peuvent espérer résoudre l'équation de l'individualisation réussie, avec ses trois dimensions d'autonomie, de réalisation de soi et de reconnaissance par autrui.
… la compétition repose sur plusieurs facteurs de réussite, travail, talent, chance.
Le travail en free-lance et l'emploi intermittent, synonymes d'hyperflexibilité contractuelle, incarnent l'une des conditions de la "perfection concurrentielle" : embaucher et débaucher en tant que de besoin, sans barrière ni à l'entrée ni à la sortie, sans coûts de prospection ni de licenciement.
L'accroissement du nombre d'artistes tel que le font apparaître les recensements de population ou les enquêtes sur l'emploi est loin de correspondre à un accroissement équivalent du niveau d'activité (…) si le volume de travail augmente moins vite que le nombre d'artistes présents sur le marché du travail, la concurrence s'intensifie et conduit à des inégalités croissantes, à une plus grande variabilité, dans le temps, du niveau et des rythmes d'activité, et, au total, à un rationnement du travail pour ceux qui sont appelés à se partager l'activité. D'où l'alternance plus fréquente, et paradoxale dans un contexte de croissance d'activité, entre séquences de travail et séquences d'inactivité ou entre travail artistique de "vocation" et activités de complément.
Le salariat dans les économies développés n'a cessé de progresser dans les décennies écoulées - en France, il s'établit autour de 90% de la population active (…) le CDI à temps plein - concerne une proportion décroissante d'actifs : 56% en France contre 72% au début des années 1970.
Les raffinements du raisonnement dialectique d'Adorno ont une tonalité foncièrement pessimiste : si l'essence sociale de l'œuvre réside dans son autonomie, parce que celle-ci est une protestation contre l'utilitarisme marchand, il n'y a pas d'échappatoire, mais seulement une sorte de "passion" (au sens sacrificiel du terme) de l'art authentiquement novateur.
Le développement du crédit serait l'instrument par excellence de la destruction de l'éthique protestante, puisqu'il permet de ne plus proportionner la satisfaction matérielle au produit immédiat du labeur, et qu'il généralise un droit de tirage sur les plaisirs que la machine capitaliste s'ingénie à multiplier pour alimenter le développement d'une économie de production fondée sur l'innovation, sur la "destruction créatrice", selon le mot de Schumpeter. Idolâtrie du moi, culte de la rébellion, antimorale de la libération personnelle, recherche de l'impulsion comme mode de conduite, et finalement, "institutionnalisation de l'envie" de chacun à l'égard de tous, voilà, selon Bell, le destin de la société bourgeoise minée par le triomphe du principe individualiste, dont l'artiste est l'incarnation la plus accomplie et dont le culte de l'anti-conservatisme est un ressort infaillible.
C'est en cela que ces mondes intriguent. Ils reposent sur un cocktail singulier d'individualisme et de communautarisme. (…) des professions où sont fortement valorisées des régulations de type communautaire telles que l'éthique (qui peut être aussi une rhétorique) du désintéressement et du service, et le contrôle par les pairs plutôt que par des actionnaires.
(…) d'un côté, la forte identification avec des métiers dont l'exercice est profondément individualisable, de l'autre, une tout aussi profonde inégalité d'accomplissement professionnel…
… le poète, quasi soustrait aux contraintes économiques, ou le peintre travaillant dans son atelier, sont infiniment plus libres de leurs choix que le réalisateur d'un film…
D'une part, les inégalités propres aux mondes artistiques illustrent de manière parfaite la cotation des qualités du travail par le talent et les effets de levier qui s'ensuivent, procurant aux écarts de réussite une légitimité dans faille, alors même que les professionnels des arts sont prompts à s'inquiéter des injustices sociales et des innovations destructrices du capitalisme et de ses systèmes marchands de cotation de toutes les espèces de valeurs. D'autre part, dans toutes les sphères d'activité et aux divers échelons des qualifications du travail, se diffuse progressivement une logique de définition et de cotation des talents et des compétences qui exporte le modèle concurrentiel prévalant dans les arts et les sports.
(…) sur le modèle de la cotation des talents et de la rémunération ds réputations qui prévalent dans les sports et les arts, se multiplient ces winner-take-all markets (marchés de vainqueurs accapareurs) où ceux qui sont, un temps, considérés comme les plus talentueux raflent la mise, dans le journalisme, l'édition, la mode, le design, le métier d'avocat, les activités du conseil, la médecine, la stratégie bancaire, le management des entreprises, le conseil en communication politique, la création publicitaire, ou encore le monde universitaire et la recherche.
La mondialisation des marchés fait circuler très vite l'information sur les réussites dans tous ces mondes professionnels et favorise l'apparition de bourses aux talents et aux supertalents. Ce qui vaut à l'échelle internationale vaut aussi dans l'espace national, où la performance d'élite est recherchée et rémunérée selon une structure de loterie : de très gros lots pour les plus réputés, et, pour les autres, une distribution des gains qui s'échelonne selon une pente inégalitaire sans commune mesure avec les différences de capacité.
Les analyses de Baudelaire étaient déjà tranchantes : le régime individualiste de création contient une contradiction dans les termes, parce que peu d'artistes peuvent espérer résoudre l'équation de l'individualisation réussie, avec ses trois dimensions d'autonomie, de réalisation de soi et de reconnaissance par autrui.
… la compétition repose sur plusieurs facteurs de réussite, travail, talent, chance.
Le travail en free-lance et l'emploi intermittent, synonymes d'hyperflexibilité contractuelle, incarnent l'une des conditions de la "perfection concurrentielle" : embaucher et débaucher en tant que de besoin, sans barrière ni à l'entrée ni à la sortie, sans coûts de prospection ni de licenciement.
L'accroissement du nombre d'artistes tel que le font apparaître les recensements de population ou les enquêtes sur l'emploi est loin de correspondre à un accroissement équivalent du niveau d'activité (…) si le volume de travail augmente moins vite que le nombre d'artistes présents sur le marché du travail, la concurrence s'intensifie et conduit à des inégalités croissantes, à une plus grande variabilité, dans le temps, du niveau et des rythmes d'activité, et, au total, à un rationnement du travail pour ceux qui sont appelés à se partager l'activité. D'où l'alternance plus fréquente, et paradoxale dans un contexte de croissance d'activité, entre séquences de travail et séquences d'inactivité ou entre travail artistique de "vocation" et activités de complément.
Le salariat dans les économies développés n'a cessé de progresser dans les décennies écoulées - en France, il s'établit autour de 90% de la population active (…) le CDI à temps plein - concerne une proportion décroissante d'actifs : 56% en France contre 72% au début des années 1970.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire