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samedi 2 janvier 2021

"Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron" de Jean Itard (1801-1806)

Je venais de lui procurer un plaisir ; je n’avais qu’à le répéter plusieurs fois pour lui donner un besoin. 

(…) les pleurs qu’il faut considérer non seulement comme les indices d’une vive excitabilité, mais encore comme un mobile puissant, appliqué sans relâche et dans les temps les plus opportuns aux développements simultanés des organes de la respiration, de la voix et de la parole. 

Je lis néanmoins une réflexion qui diminua de beaucoup, à mes yeux, l’avantage de ce premier succès. Ce ne fut qu’au moment où, désespérant de réussir, je venais de verser le lait dans la tasse qu’il me présentait, que le mot « lait » lui échappa avec de grandes démonstrations de plaisir […] On voit pourquoi ce mode de résultat était loin de remplir mes intentions ; le mot prononcé, au lieu d’être le signe du besoin, n’était […] qu’une vaine exclamation de joie. Si ce mot fut sorti de sa bouche avant la concession de la chose désirée, c’en était fait ; le véritable usage de la parole était saisi par Victor ; un point de communication s’établissait entre lui et moi, et les progrès les plus rapides découlaient de ce premier succès. Au lieu de tout cela, je ne venais d’obtenir qu’une expression […] du plaisir qu’il ressentait. 

Beaucoup de personnes ne voient dans tous ces procédés que la façon de faire d’un animal ; pour moi […] je crois y reconnaître dans toute sa simplicité le langage d’action, ce langage primitif de l’espèce humaine, originellement employé dans l’enfance des premières sociétés, avant que le travail de plusieurs siècles eût coordonné le système de la parole et fourni à l’homme civilisé un fécond et sublime moyen de perfectionnement, qui fait éclore sa pensée même dans son berceau… 

Il n’en sera peut-être ni plus ni moins que ce qui arrive à l’enfant qui d’abord balbutie le mot « papa », sans y attacher aucune idée, s’en va le disant dans tous les lieux et en toute autre occasion, le donne ensuite à tous les hommes qu’il voit, et ne parvient qu’après une foule de raisonnements et même d’abstractions à en faire une seule et juste application.

(…) cette supériorité morale, que l’on dit être naturelle à l’homme, n’est que le résultat de la civilisation qui l’élève au-dessus des autres animaux par un grand et puissant mobile. Ce mobile est la sensibilité prédominante de son espèce ; propriété essentielle d’où découlent les facultés imitatives et cette tendance continuelle qui le force à chercher dans de nouveaux besoins de nouvelles sensations. 

Qu’il existe chez le sauvage le plus isolé, comme chez le citadin élevé au plus haut point de la civilisation, un rapport constant entre leurs idées et leurs besoins ; que la multiplicité toujours croissante de ceux-ci chez les peuples policés, doit être considérée comme un grand moyen de développement de l’esprit humain.

Ses yeux voyaient et ne regardaient point ; ses oreilles entendaient et n’écoutaient jamais…

Presque toujours à la fin de son dîner, alors même qu’il n’est plus pressé par la soif, on le voit avec l’air d’un gourmet qui apprête son verre pour une liqueur exquise, remplir le sien d’eau pure, la prendre par gorgée et l’avaler goutte à goutte. Mais ce qui ajoute beaucoup d’intérêt à cette scène, c’est le lieu où elle se passe. C’est près de la fenêtre, debout, les yeux tournés vers la campagne, que vient se placer notre buveur, comme si dans ce moment de délectation cet enfant de la nature cherchait à réunir les deux uniques biens qui aient survécu à la perte de sa liberté, la boisson d’une eau limpide et la vue du soleil et de la campagne.

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