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jeudi 8 octobre 2020

"Un anthropologue sur Mars" d'Oliver Sacks (1995)

Quand nos yeux s’ouvrent chaque matin, ils se posent sur un monde où nous avons appris à voir durant toute notre vie —car ce monde n’est pas de l’ordre du donné : nous le construisons sans cesse grâce à des expériences, des catégorisations, des souvenirs et des relations. 

Il voyait, mais ce qu’il voyait ne formait pas pour autant un tout cohérent. Sa rétine et son nerf optique étaient actifs et transmettaient des influx nerveux, mais son cerveau était incapable d’interpréter les informations qu’il recevait : Virgil était agnosique, comme disent les neurologues. 

(…) ses yeux semblaient se fixer sur des lettres particulières et être incapables de cette motilité oculaire ou de ce mouvement de balayage qu’exige la lecture.

(…) quoique passant son temps à enregistrer des détails parcellaires - à glaner des informations éparses sur un angle, une arête, une couleur, un mouvement -, il ne parvenait pas pour autant à synthétiser ces détails de façon à édifier une perception complexe, interprétable du premier coup d’œil (…) Selon Valvo, « la difficulté, ici, tient à ce que cette perception simultanée des objets n’est pas habituelle à ceux qui ont coutume d’utiliser la perception séquentielle du toucher. » 

(…) les aveugles comme vivant dans le temps presque exclusivement. Chez l’aveugle (…) l’espace se limite à son corps et il connaît sa position, non pas d’après les choses devant lesquelles il passe mais d’après le temps qu’il a mis. C’est le temps qui mesure la position. 

Tous ceux pour qui la vision constitue un sens nouveau, en fait, sont radicalement gênés par la découverte des apparences, car ils se retrouvent soudain plongés dans un monde qui tend à se présenter à eux sous la forme d’un chaos d’apparences continuellement mouvantes, instables et évanescentes : (…) ils sont d’ailleurs déconcertés par le concept même d’ « apparence », car, spécifiquement optique, il n’a pas d’équivalent dans les autres sphères sensorielles. 

Normalement, la moitié du cortex cérébral est affectée au traitement des informations visuelles.

(…) quand nous lui présentâmes (…) des photos de magazines (…) Virgil ne réussit à voir ni les personnes, ni les objets photographiés - il ne comprenait même pas l’idée de représentation.

("Voir et ne pas voir")

(…) ce phénomène rarissime que constitue l’artiste eidétique— l’artiste autrement dit, qui grâce aux pouvoirs prodigieux (dont il est le maître ou l’esclave) de son imaginaire et de sa mémoire, est capable de garder en tête, pendant des heures, des jours ou même des années, toute une scène qu’il n’a entrevue qu’un bref instant. 

(…) les hallucinations irrépressibles, le flot de « réminiscences » involontaires, la sensation de révélation et l’étrange « état de rêve » à coloration très souvent mystique qui les accompagnent, ces crises sont caractéristiques des activités épileptiques siégeant dans les lobes temporaux. 

En 1956, le neurologue français Henri Gastaut publia ainsi un important mémoire entièrement consacré à Van Gogh dans lequel il soutint que le peintre (…) était en proie à des crises d’épilepsie d’origine temporale (…) les patients atteints de cette forme d’épilepsie sont souvent une vie émotionnelle particulièrement intense (même si elle est aussi réduites à d’autres égards) qui va de pair avec un intérêt accru pour les questions philosophiques, religieuses et cosmiques. 

(…) cette hyperactivité s’accompagne en général du sentiment d’avoir une « mission » à remplir ou une « destinée » à accomplir, et ce, y compris chez les sujets les plus faiblement éduqués (…) 

(…) « hyperconnectivité « entre les zones sensorielles et émotionnelles du cerveau (…) syndrome temporal qu’on nomme (…) syndrome de Dostoïevski. 

(…) le sujet nostalgique entretient un fantasme qui est du domaine de l’irréalisable, et qui perdure du fait même de cette non-réalisation. 

Ce sont donc des discontinuités, les grandes discontinuités de la vie, que nous cherchons à combler, à concilier ou à intégrer par l’exercice de notre mémoire, et, au-delà de cette souvenance, par le mythe et l’art. 

Selon Edelman, notre esprit ne fonctionne pas du tout comme une caméra ou une machine : toute perception est une création, et tout souvenir est une re-création si bien que la remémoration peut être définie comme mise en relation, généralisation et recatégorisation. Dès lors, les souvenirs ne sont jamais immuables, de même que les visions du passé sont inévitablement colorées par le présent. 

Chesterton disait qu’au fond de l’esprit de tout artiste se trouve quelque chose qui est de l’ordre d’un modèle ou d’un type d’architecture, le paysage de ses rêves, le genre de monde qu’il souhaiterait bâtir ou dans lequel il aimerait se promener, la flore et la faune étrange de sa planète secrète. 

("Le paysage de ses rêves")

(…) l’autisme (…) a été décrit pour la première fois au plan médical dans les années quarante par Léo Kanner, à Baltimore, et par  Hans Asperger, à Vienne : ces deux psychiatres inventèrent l’un et l’autre le terme d’« autisme » sans s’être aucunement concertés (…) « autisme », terme qui signifie étymologiquement « centré sur soi ».

(…) une mémoire extraordinaire est souvent associée à une très grande déficience du pouvoir de raisonnement.

Les deux jumeaux « calculateurs de calendrier » pouvaient citer les évènements correspondant à n’importe quel jour de leur vie depuis l’âge de quatre ans, mais ils étaient en même temps incapables d’appréhender leurs existences, ou le changement historique, comme un tout.

Les idiots savants, en fait, montrent avec éclat qu’il peut exister différentes formes d’intelligence, toutes potentiellement indépendante l’une de l’autre.

Le syndrome de Williams et Beuren (état congénital rare) montre comment une étonnante précocité verbale (et sociale) peut se trouver associé à des carences intellectuelles (et visuelles) prononcées (…) les enfants atteints de ce syndrome semblent souvent remarquablement maîtres d’eux-mêmes, loquaces et spirituels, et leur déficit mental inné ne se révèle que peu à peu.

(…) ces dons de ne développent pas à la manière des talents normaux : ils semblent constitués et achevés d’emblée.

Les talents « savants » par ailleurs ont une qualité plus autonome, et même plus automatique que les talents normaux. Ils ne semblent pas totalement occuper l’esprit ou capter l’attention.

(…) il existe normalement une force cohésive et unificatrice (…) qui intègre toutes les facultés mentales et leur donne une tournure proprement personnelle en les reliant à nos expériences et à nos émotions : c’est cette disposition globale ou intégratrice qui nous permet de généraliser et de réfléchir, de développer une subjectivité et un soi conscient.

Par suite de cette attitude abstraite insuffisante, L. est incapable de développer ses dons naturels activement et créativement (…) Ils restent anormalement concrets, spécifiques et stériles ; ils ne sont pas reliés à une signification subjective ou à une visée sociale plus large (…) Ils ressemblent plutôt à la caricature d’un talent normal.

50% des sujets atteints d’autisme classique restent muets : ils ne maîtrisent jamais le langage.

("Prodiges")

Bien que l’autisme ait été décrit presque simultanément par Léo Kanner et Hans Asperger dans les années quarante, ces deux psychiatres émirent des envies divergentes sur cet état (…) Asperger considérait au contraire qu’il est susceptible de présenter des traits positifs au compensatoires. 

(…) une triple déficience : une insuffisance de l’interaction sociale avec autrui, une insuffisance de la communication verbale et non verbale, et une insuffisance du jeu et des activités imaginaires. 

(…) les sujets qui présentent ce syndrome d’Asperger peuvent nous parler de leurs expériences, de leurs sentiments intérieurs et de leurs états d’âme, cependant que les autistes classiques en sont incapables…

(…) il passe en général inaperçu chez les enfants âgés de moins d’un an, puis tend à devenir patent entre le douzième et le vingt-quatrième mois…

(…) il atteint beaucoup plus de garçons que de filles… 

(…) l’autisme peut être aussi acquis : on le comprit pour la première fois dans les années soixante, après qu’un grand nombre de bébés atteints d’une rubéole prénatale consécutive à une épidémie furent devenus autistes. 

Et elle me décrivit comment ces bêtes confiantes l’avaient suivie docilement jusqu’à l’abattoir, puis comment elle les avait calmés en les caressant et en leur parlant pendant qu’elles « étaient abattues. La mort de ces animaux l’avait bouleversée. « Je n’arrêtais pas de pleurer », me dit-elle. 

Il n’est pas rare, par exemple, que les comportements sexuels outranciers, stéréotypés ou même caricaturaux de certains adolescents autistes soient imités ou parodiés à partir de bandes dessinées ou de mélodrames télévisés.

Les enfants de trois ou quatre ans, lui semblait-il, avaient déjà atteint un stade de développement que son autisme ne lui avait guère permis de dépasser : à ses yeux même les tout petits « comprenaient « déjà les autres êtres humains bien mieux qu’elle n’y parviendrait jamais. (…) Ils disposaient, répondit-elle, d’une connaissance implicite des conventions et des codes sociaux qui leur permettait de comprendre des présupposés culturels de toutes sortes. 

Maints autistes fonctionnellement performants ont un penchant très marqué - cette prédilection a presque un aspect toxicomaniaque - pour les réalités alternatives, les univers semblables à ceux de C.S. Lewis et de Tolkien ou les mondes issus de leur propre imagination. 

« Les Etats qui n’ont pas aboli la peine de mort sont ceux où les animaux et les handicapés sont le plus mal traités. » (…) A ses yeux, la seule approche correcte de l’abattage, la seule qui respectât véritablement les animaux, était la mise à mort rituelle ou « sacrée ». 

Dans l’autisme, par conséquent ce n’est pas l’affectivité générale qui est défaillante, mais les affects liés aux expériences humaines complexes, sociales et surtout peut-être parasociales également - esthétiques, poétiques, symboliques etc…

(…) d’après Christopher Gillberg, l’un des plus fins observateurs cliniques de l’autisme, les autistes du type Asperger étaient capables au contraire de devenir des créateurs majeurs, et il était même possible que Bartok et Wittgenstein aient été autistes. (Maints autistes tiennent aujourd’hui Einstein pour l’un des leurs.) 

(Un anthropologue sur Mars)

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