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lundi 5 octobre 2020

"L’art et l’artiste" d'Otto Rank (1932)

(…) ce besoin individuel d’éternité propre à la personnalité, qui motive la production artistique, est un principe inhérent à la forme artistique elle-même et constitue en fait son essence. 

(…) il se peut que nous ne puissions saisir l’évolution et la croissance des formes artistiques si nous ne suivons les transformations de l’idée d’âme dans l’histoire de l’humanité.

Cette association étroite, en réalité cette identité fondamentale, de l’art et de la religion dans laquelle chacun s’efforce, selon sa voie propre, de rendre l’éternel absolu et l’absolu éternel…

« Les objets d’art procèdent tous uniquement, du besoin de donner une expression plastique aux idées » (Franz Kugler, 1842). Nous montrerons que presque toutes ces « idées » tournent plus ou moins autour de l’idée d’âme, laquelle prend elle-même naissance dans le problème de la mort.

L’accusation de ne viser à rien, portée contre un art qui n’a d’autre but que la beauté, est insoutenable, que l’on considère l’art primitif ou que l’on considère la dynamique créatrice individuelle de l’artiste moderne, l’art possède indiscutablement une fin, il est même probable qu’il sert diverses fins - mais les fins ne sont pas concrètes et pratiques, elles sont abstraites et spirituelles. 

(…) la volonté d’objectiver l’âme et, par la même, de l’amener à l’existence et, bien davantage, à l’éternité. 

La créativité personnelle est anti-religieuse en ce qu’elle est toujours subordonnée, chez la personnalité créatrice, au désir individuel d’immortalité et non à la glorification collective du créateur du monde. 

(…) il s’efforce de tenir son individualité à l’abri de la masse et du collectif en marquant son œuvre du sceau de sa personnalité propre (…) Le conflit entre l’art et la religion (…) chez l’artiste, est un conflit entre l’individualité et la collectivité, un duel, intérieur à l’artiste, entre les deux tendances de son moi. 

(…) le concept psychologique de personnalité productive était beaucoup trop vaste pour expliquer la production artistique. Car, psychologiquement parlant, il y a des personnalités productives qui ne produisent jamais d’œuvres d’art ou rien de vraiment créateur…

(…) le névrosé, qu’il soit productif ou qu’il soit bloqué, peu importe, souffre fondamentalement de ce qu’il ne peut ou ne veut s’accepter lui-même, accepter son individualité, sa personnalité. D’un côté, il a envers lui-même une attitude critique excessive, d’un autre côté, il s’idéalise exagérément ce qui signifie qu’il exige trop pour lui-même et pour son accomplissement. 

(…) l’artiste est, en un sens, l’antithèse du névrosé auto-critique. Non que l’artiste ne se critique par lui-même, mais (…) la condition première de la personnalité créatrice ne consiste pas seulement dans l’acceptation, mais dans la véritable glorification de soi-même. 

Ainsi donc, la personnalité de l’artiste créateur est la première œuvre de l’individu productif et elle reste, fondamentalement, son œuvre principale puisque, pour ce qui est des autres œuvres, elles représentent, en partie, l’expression toujours recommencée de cette création primordiale, en partie, une manière de justification par le dynamisme. 

(…) ce processus purement intérieur ne suffit pas à faire l’artiste, à plus forte raison le génie, car comme l’a dit Lange-Eichbaum, seuls le peuvent la communauté, ses contemporains et sa postérité. Néanmoins, le fait de se désigner comme artiste et de se former soi-même constitue la base indispensable de toute œuvre créatrice, sans laquelle jamais ne se produirait de reconnaissance générale. 

(…) nous devons tenir compte de la triade Pulsion-Angoisse-Volonté et c’est la relation dynamique entre ces facteurs qui détermine l’attitude de l’individu à un moment donné (…) Si nous comparons le type de névrosé à celui de l’individu productif, il est évident que le premier souffre de l’échec trop complet de sa vie instinctive et, selon que cet échec névrotique des instincts a eu lieu sous le signe de l’angoisse ou sous le signe de la volonté, le tableau qui se présente est celui de la névrose d’angoisse ou de la névrose compulsionnelle. Avec le type productif prédomine la volonté qui exerce sur les instincts son autorité universelle (mais sans aller jusqu’à leur barrer la route) et cette contrainte leur permet d’opérer, de façon créatrice, le soulagement social de l’angoisse (…) Tous deux se distinguent fondamentalement du type moyen qui s’accepte lui-même tel qu’il est, par leur tendance à exercer leur vouloir en se remodelant eux-mêmes. Il y a cependant la différence que voici : dans cette entreprise de réédification de son moi, le névrosé ne dépasse pas la tâche de destruction préalable et s’avère donc incapable de dissocier de sa personne l’ensemble du processus de création et de le transposer en une abstraction d’ordre idéologique. L’artiste réalisateur (…) aboutit à un moi idéologiquement édifié ; ce moi est alors en mesure de faire passer sa puissance de volonté créatrice, de sa propre personne, à des représentations idéologiques de cette personne et, par là-même, de l’objectiver. 

(…) le problème fondamental consiste dans la différence individuelle que le moi a tendance à interpréter comme infériorité, à moins que son accomplissement ne fournisse la preuve de sa supériorité.

Dans une expérience d’artiste, les difficultés qui se laissent voir apparaissent en ce sens comme autant de manifestations du dualisme intérieur de la pulsion et de la volonté et, chez le type créateur, c’est cette dernière qui l’emporte. L’instinct pousse à l’expérience et, à la limite, à l’épuisement qui s’ensuit - la mort, en fait - tandis que la volonté conduit à la création et, par là même, à l’immortalité. 

(…) l’angoisse de la vie qui vise à éviter ou à différer la mort ; d’autre part, l’angoisse de la mort qui est à la base du désir d’immortalité (…) En général, une forte prédominance de l’angoisse de la vie conduira plutôt au refoulement névrotique, et l’angoisse de la mort à la création - c’est-à-dire à la réalisation de l’immortalité dans l’accomplissement de l’œuvre.

L’individu dont la vie est freinée est conduit, par là-même, à fuir l’expérience parce qu’il craint de s’absorber totalement en elle - ce qui signifierait la mort - et, il se trouve ainsi ligoté par l’angoisse. A la différence du type créateur qui s’efforce d’échapper à la mort à travers son œuvre, le névrosé ne cherche pas l’immortalité dans un sens clairement défini, mais d’une manière toute primitive, en protégeant naïvement sa vie réelle ou en l’économisant. 

(…) la re-naissance même du créateur en une ressemblance aussi étroite que possible -ressemblance que l’on trouvera plus facilement; cela va de soi, dans son propre sexe ; l’autre sexe est ressenti, biologiquement comme un élément de trouble, à moins qu’il puisse être idéalisé comme Muse.

Pour l’artiste (…), le fait qu’il crée est, dans l’immédiat, plus important que ce qu’il produit.

(…) une tendance surpuissante à la totalité de l’expérience. 

(…) la lutte du poète avec l’expérience de l’Œdipe me semble signifier quelque chose d’essentiellement différent : à savoir que l’artiste réagit plus fortement qu’une personne normale, et certainement d’une manière différente, à cette expérience commune et inévitable de la relation parentale (…) nous revenons une fois de plus au processus fondamental de la création artistique, qui consiste précisément dans l’appropriation délibérée de ce qui arrive et de ce qui est donné (y compris les expériences passives) sous la forme d’une création individuelle nouvelle.  

(…) l’artiste est essentiellement un individu qui ne peut ou ne veut adopter l’idéologie dominante de son époque en matière d’immortalité (…) parce qu’elle est collective alors que ce à quoi il aspire est une immortalité individuelle. En fait, l’art commence par assurer cette immortalité individuelle par des méthodes collectives tandis que le névrosé s’accroche naïvement à l’immortalité de l’individu, ce qui le conduit à l’angoisse de la vie et à la terreur de la mort. Mais l’artiste obtient son immortalité en utilisant l’idéologie collective à des fins de création personnelle et, par là, non seulement il re-crée cette idéologie comme une chose qui lui est propre, mais il la présente à l’humanité comme une nouvelle idéologie collective à base individuelle. Ainsi devient-il immortel - lui-même avec son œuvre. 

(…) il faut ajouter d’autres tendances - et même des tendances plus fortes à la démission, au renoncement personnel et au sacrifice de soi. Celles-ci m semblent être aussi nécessaires à l’artiste que ses tendances à s’affirmer et à rechercher l’éternité.

Je crois que nous sommes ici en présence d’un refus délibéré de toute dépendance —autrement dit en présence de l’expression primitive d’une tendance créatrice antisexuelle qui cherche à enfanter le monde et soi-même à partir de soi-même et sans aucun secours. (…) Mais même l’artiste qui œuvre en toute liberté et qui, dans sa création, ne dépend que de lui-même, se trouve, en définitive, lié aux autres pour ce qui est de la consécration publique, de la reconnaissance et de la renommée - lien beaucoup plus fort que, chez l’homme moyen, celui qui le lie à son partenaire sexuel.

(…) le conflit de base de la personnalité créatrice est celui qui oppose son désir de mener une vie naturelle, d’une façon ordinaire, à son besoin de créer dans l’ordre de la pensée.

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