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mercredi 12 août 2020

"La plus que vive" de Christian Bobin (1996)

(…) ta manière de noircir des cahiers avec des citations picorées dans les livres, et ce matin je pense que ces cahiers sont la plus juste image de toi, du mouvement de ton âme vers le noble et le pur.                                                                                            Le jaloux croit témoigner, par ses larmes et ses cris, de la grandeur de son amour. Il ne fait qu’exprimer cette préférence archaïque que chacun a pour soi-même (…) je t’aime donc tu me dois tout. Je t’aime donc je suis dépendant de toi, donc tu es liée par cette dépendance, tu es dépendante de ma dépendance et tu dois me combler en tout et puisque tu ne me comble pas en tout, c’est que tu ne me comble en rien, et je t’en veux pour tout et pour rien, parce que je suis dépendant de toi et parce que je voudrais ne plus l’être…
Et puis j’ai vu que tu n’écoutais pas ce genre de choses et j’ai compris que tu avais raison, profondément raison de n’en rien entendre : le discours de la plainte est inaudible. Aucune trace d’amour là-dedans. Juste un bruit, un ressassement furieux : moi, moi, moi. Et encore moi : (…) C’est ton rire devant mes plaintes qui a précipité les choses. C’est le génie de ton rire qui s’est enfoncé droit au cœur de l’enfant roi, c’est ta liberté pure qui m’a soudain ouvert tous les chemins. Après la mort de l’enfant roi, et seulement après cette mort, l’enfance pouvait venir - une enfance comme un amour nomade, rieur, insoucieux des titres et des appartenances.

(…) on n’a pas toujours besoin des mots de l’amour pour parler de l’amour, on a besoin du grave et du léger, pas du sérieux, surtout pas du sérieux, grave et léger, larmes et rires.

Désespoir, amour, gaieté. Qui a ces trois roses enfoncées dans le cœur a la jeunesse pour lui, en lui, avec lui.

(…) l’intelligence c’est proposer à l’autre ce qu’on a de plus précieux, en faisant tout pour qu’il puisse en disposer - s’il le souhaite, quand il le souhaite. L’intelligence, c’est l’amour avec la liberté.

(…) il y a quelque chose de puéril dans la mélancolie, on veut punir la vie parce qu’on estime qu’elle nous a punis, on est comme ces enfants qui boudent et bientôt ne savent plus sortir de leur bouderie…

Nous n’habitons pas des régions. Nous n’habitons même pas la terre. Le cœur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure.

La joie est la matière la plus rare dans ce monde. Elle n’a rien à voir avec l’euphorie, l’optimisme ou l’enthousiasme. Elle n’est pas un sentiment. Tous nos sentiments sont soupçonnables. La joie ne vient pas du dedans, elle surgit du dehors - une chose de rien, circulante, aérienne, volante. On lui accorde beaucoup moins de crédit qu’à la tristesse qui, elle fait valoir ses antécédents, son poids, sa profondeur. La joie n’a aucun antécédent, aucun poids, aucune profondeur. Elle est toute en commencements, en envols, en vibrations d’alouette. C’est la chose la plus précieuse et la plus pauvre au monde. Il n’y a guère que les enfants pour la voir. Les enfants, les saints, les chiens errants. Et toi. Tu l’attrapes au vol, tu la redonnes aussitôt, il n’y a rien d’autre à en faire. Et tu ris, tu ne sais que rire devant tant de richesse donnée, reçue. Tu as pourtant affaire, comme chacun, à cette chose terrible dans ta vie, à cette ombre terriblement lourde, dure, âpre. Tu lui fais place comme au reste. Tu ouvres la porte à la tristesse si aimablement qu’elle en est perdue, qu’elle en perd ses manières sombres et qu’on ne la reconnaît plus.

La grâce se paie toujours au prix fort. Une joie infinie ne va pas sans un courage également infini. Dans tes rires c’est ton courage que j’entendais - un amour de la vie si puissant que même la vie ne pouvait plus l’assombrir.

Le mal n’est jamais spectaculaire à ses débuts. Le mal commence toujours gentiment, modestement, on pourrait dire : humblement. Le mal s’insinue dans l’air du temps comme de l’eau sous une porte. D’abord presque rien. Un peu d’humidité. Quand l’inondation survient, il est trop tard. Le mal a pour auxiliaires la tiédeur et le bon sens des braves gens.

Le monde n’est si meurtrier que parce qu’il est aux mains de gens qui ont commencé par se tuer eux-mêmes, par étrangler en eux toute confiance instinctive, toute liberté donnée de soi à soi. Je suis toujours étonné de voir le peu de liberté que chacun s’autorise, cette manière de coller sa respiration à la vitre des conventions, et la buée que cela donne, l’empêchement de vivre, d’aimer.

(…) « maintenant et à l’heure de notre mort ». J’aime cette formule usée, vieillotte, ces trois agglomérés comme trois morceaux de cire fondue au bas d’un chandelier - maintenant et à l’heure de notre mort. Le temps dans cette prière n’est fait que de ces instants : l’instant présent et l’instant de mourir. (…) L’amour est encore la meilleure façon d’employer cet instant - une manière de séjourner auprès de ce que la vie a de plus faible et de plus doux.

On peut donner bien des choses à ceux que l’on aime. (…) Tu m’as donné le plus précieux de tout : le manque. Il m’était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore.

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