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vendredi 7 août 2020

"Journal" d'Andreï Tarkovski (1970-1986)

-1972-

Déjà, dans Solaris, l’image patinait. Ioussov voulait conserver « ce qui était déjà fait ». Et ça, c’est la fin.

« Pour bien écrire, il faut commencer par oublier la grammaire ». (Goethe)

« Dostoïevsky m’apporte plus que tout autre penseur, plus que Gauss ». (Einstein)

-1973-

Cette vie si complexe, qui offre à chacun de nous un rôle tout à fait particulier, impose aussi les conditions qui nous aideront à développer justement les traits de notre âme qui nous permettront de tenir ce rôle.

« Il écrivait presque toujours la nuit, vers minuit, quand toute la maisonnée dormait. Il restait seul avec le samovar et sirotait un thé presque froid, assez faible, et il écrivait jusqu’à cinq ou six heures du matin. Il ne se levait que vers deux ou trois heures de l’après-midi. Il passait le reste de la journée à recevoir des visites, à se promener, ou à aller voir des amis. » (Strakhov, sur Dostoïevsky)

Ce que je voudrais, c’est remplir totalement une vie ou des vies. Je suis à l’étroit, mon âme est à l’étroit en moi, j’ai besoin d’un autre contenant.

- 1974 -

En elle-même, l’image artistique est une expression de l’espérance, un cri de la foi, et ceci indépendamment de ce qu’elle exprime, fût-ce la perdition de l’homme. En soi-même, la création est une négation de la mort. Elle est donc optimiste, même si, en fin de compte, l’artiste est toujours tragique. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’artistes optimistes et d’artistes pessimistes. Il n’y a que le talent et la médiocrité.

- 1976 -

« Plus une œuvre est inaccessible à la raison, meilleure elle est ». (Goethe)

L’objet représenté dans une œuvre ne peut être le symbole de la vérité. La « vérité », c’est la méthode, le moyen, le « comment ».

- 1977 -

« L’exactitude est l’âme du travail de l’artiste » (affirmation de Gustav Mahler, telle que l’a reproduite Anna Mildenburg).

- 1978 -

« La faiblesse est sublime, la force est méprisable. Quand un homme naît, il est faible et souple. Quand il meurt, il est fort et raide. Quand un arbre croît, il est souple et tendre ; quand il devient sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont les compagnes de la mort. La souplesse et la faiblesse traduisent la fraîcheur de la vie. C’est pourquoi ce qui a durci ne vaincra pas » (Lao-Tseu, « Tao-tö King »)

Quel problème complexe, et je dirais même douloureux : l’appréciation d’autrui au premier coup d’œil. Est-elle possible ? En ce qui me concerne, je me trompe trop souvent sur les gens.

- 1979 -

Seigneur ! Je sens Ton approche. Je sens Ta main sur ma nuque. Parce que je veux voir Ton monde tel que Tu l’as créé, et Tes hommes tels que Tu veux les rendre. Je T’aime, Seigneur, et je ne veux rien de plus de Toi. J’accepte tout ce qui vient de Toi et ce n’est que le poids de ma méchanceté, de mes péchés, l’obscurité de mon âme mesquine, qui m’empêchent d’être Ton digne serviteur, Seigneur ! Aide-moi mon Dieu, et pardonne-moi !

Nous sommes crucifiés dans une seule dimension, quand l’univers, lui, est multi-dimentionnel. Nous le sentons, et souffrons de ne pouvoir connaître la vérité. Mais connaître n’est pas nécessaire. Ce qu’il faut, c’est aimer. Et croire. Car la foi, c’est la connaissance par l’amour.

- 1980 -

Si vous voulez savoir en quoi, à mes yeux, consiste ma vocation, je dirais : atteindre l’absolu, en m’efforçant de lever, d’élever toujours plus haut le degré de maîtrise de mon art. La dignité de l’artisan. Le niveau de la qualité. Perdu par tous, parce qu’il était devenu inutile, et remplacé par l’apparence, l’illusion de la qualité. Je veux maintenir le niveau de la qualité. Comme Atlas, qui soutenait la terre sur ses épaules. Il aurait bien pu la lâcher sous l’effet de la fatigue, mais il ne l’a pas lâchée, il a continué à la soutenir.

J’ai regardé le soir à la télévision « le Testament d’Orphée » de Cocteau. Où êtes-vous, ô grands ? Où sont les Rossellini, Cocteau, Renoir, Vigo ? Où sont-ils, les pauvres en esprit ? Où est passée la poésie ? L’argent, l’argent, toujours l’argent, et la peur… Fellini a peur, Antonioni a peur… Seul Bresson n’a peur de rien.

Les gens vivent d’une façon étrange, comme s’ils étaient les maîtres de la situation, sans comprendre qu’une chance leur a été donnée : celle de vivre en usant de la possibilité d’être libres. Tout dans cette vie est atroce, sauf le don de cette libre volonté. Lorsque nous serons à Dieu, nous ne pourrons plus la vivre, elle nous sera ôtée.

J’ai revu « Roublev. » Tout ça est très mauvais. « Solaris », « Roublev »… Ma seule justification est que les autres filment encore plus mal que moi…

- 1982 - 

(…) le début est plus important que tout… en dépit du dicton « la fin est le couronnement de tout. »

« Seuls ceux qui sont capables d’aimer fortement peuvent éprouver de grands chagrins ». (Tolstoï, « Enfance, adolescence, jeunesse »)

« Là où est la peur est l’esclavage ». (Sénèque)

Serioja (Paradjanov) est merveilleux - charmant, intelligent, fin ! (…) C’est un homme étonnamment bon.

Je n’ai jamais désiré être adulé ; j’aurais eu honte de cela. Mais j’ai toujours rêvé être nécessaire.

- 1983 -

Le plus difficile et le plus important : avoir la foi. Car si tu as la foi tout se réalise. Mais croire sincèrement est terriblement difficile. Rien n’est plus difficile. Croire passionnément, sincèrement, en silence…

Je me demande si tous les problèmes sociaux et personnels de l’homme ne viennent pas de cette absence d’amour qu’à l’homme pour lui-même, cette absence de respect. L’homme croit en premier lieu à l’autorité des autres. Tout doit commencer par l’amour envers soi-même. Car sinon, comment comprendre l’autre, comment l’aimer ? « Aime ton prochain comme toi-même. » Là est le point de départ - le zéro, le je, la personne.

« Le bien est le service de Dieu, accompagné toujours d’un sacrifice : le sacrifice de sa vie animale, comme la lumière ne se fait qu’en consommant du combustible. » (« Carnets » de Tolstoï, 8 juin 1891)

Il m’est venu l’idée de faire un documentaire d’après « La vie après la vie » de Moody.

« L’élément majeur de la création est le sentiment de sa propre liberté » (Tchekhov).

Et travailler sans Larissa est tout simplement impossible.

Je pense que tôt ou tard j’aurai du travail. Mais l’on ne peut être sûr à 100%.

(…) l’homme essaie d’imiter le Créateur ? Mais le doit-il ? N’est-il pas ridicule de chercher à imiter le Créateur, celui que nous servons ? Mais nous assumons notre responsabilité devant le Créateur en employant la liberté qu’il nous a confiée pour combattre le mal qui est en nous, pour surmonter les obstacles que nous rencontrons, sur notre chemin vers le Seigneur, pour mûrir au sens spirituel et aller au-delà de tout ce qui est en nous de bas et de vil. Si c’est cela que nous faisons, il n’y a alors rien à craindre. Aide-moi Seigneur, envoie-moi un Maître, j’attends depuis si longtemps, je suis fatigué.

-1986 – (année de sa mort)

Que de préjugés nous avons sur les gens ! - sur les Français et sur les Noirs, par exemple. Qui nous a manifesté plus de sympathie que les Français ? Ils nous donnent la citoyenneté, un appartement, ils collectent de l’argent et payent tous les soins. Et à la clinique, il y a une jeune femme noire qui est un véritable ange ; elle sourit, elle fait tout pour rendre service, elle est douce et aimable. Il nous faut abandonner nos préjugés. Nous ne voyons pas, Dieu seul voit ! Et il nous enseigne d’aimer notre prochain. L’amour triomphe de tout et c’est là qu’est Dieu. Sans amour tout est ruine. Moi, je ne vois pas les gens, je ne les comprends absolument pas ; je suis intolérant envers eux et cela me vide intérieurement, m’épuise spirituellement.

(un mois avant sa mort)

Un homme voulait gagner son salut, et soudain il se ressentit comme un grand pécheur, un traître, quand il se compara avec tous les autres. Quand il mit sa vie face à lui-même.

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