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samedi 18 juillet 2020

"Fictions" de Jorge Luis Borges (1944)

Tlön Ugbar Orbis Tertius

Soit dit en d’autres termes : ils ne conçoivent pas que le spatial dure dans le temps.

Les peuples de cette planète sont - congénitalement - idéalistes. Leur langage et les dérivations de celui-ci – la religion, les lettres, la métaphysique – présupposent l’idéalisme. Pour eux, le monde n’est pas une réunion d’objets dans l’espace ; c’est une série hétérogène d’actes indépendants. Il est successif, temporel, non spatial.

Des siècles et des siècles d’idéalisme n’ont pas manqué d’influer sur la réalité. Dans les régions les plus anciennes de Tlön, le dédoublement d’objets perdus n’est pas rare. Deux personnages cherchent un crayon, la première le trouve et ne dit rien ; la seconde trouve un deuxième crayon non moins réel, mais plus conforme à son attente.

Plus étrange et plus pur que tout « hrön » est parfois le « ur » : la chose produite par suggestion, l’objet déduit par l’espoir.

Dans Tlön les choses se dédoublent ; elles ont aussi une propension à s’effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient.

« L’œuvre ne pactisera pas avec l’imposteur Jésus-Christ ». Buckley ne croit pas en Dieu, mais il veut démontrer au Dieu inexistant que les mortels sont capables de concevoir un monde.

Dans son délire, il avait fait tomber de sa ceinture quelques pièces de monnaie et un cône de métal brillant, du diamètre d’un dé. C’est en vain qu’un enfant essaya de ramasser ce cône. Un homme put à peine le soulever. Je le tins quelques minutes dans la paume de ma main : je me rappelle que son poids était intolérable et qu’après avoir retiré le cône, la pression demeura. Je me rappelle aussi le cercle précis qu’il m’avait gravé dans la peau. L’évidence d’un objet tout petit et très lourd à la fois laissait une impression désagréable de dégoût et de peur.

Si nos prévisions sont exactes, d’ici cent ans quelqu’un découvrira les cent tomes de la Seconde Encyclopédie de Tlön. Alors l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön.


La Bibliothèque de Babel

Quant aux mystiques, ils prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec une grand livre, également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs ; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c’est Dieu…

Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant […] En ce temps-là, il fut beaucoup parlé des Justifications : livres d’apologie et de prophétie qui justifiaient à jamais les actes de chaque homme et réservaient à son avenir de prodigieux secrets. Des milliers d’impatients abandonnèrent le doux hexagone natal et se ruèrent à l’assaut des escaliers, poussés par l’illusoire dessein de trouver leur Justification.

Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu.

Que le ciel existe, même si ma place est l’enfer. Que je sois outragé et anéanti, pourvu qu’en un être, en un instant, Ton énorme Bibliothèque se justifie.

Rien ne sert d’observer que les meilleurs volumes parmi les nombreux hexagones que j’administre ont pour titre « Tonnerre coiffé », « La Crampe de plâtre », et « Axaxaxas mlö ». Ces propositions, incohérentes à première vue, sont indubitablement susceptibles d’une justification cryptographique ou allégorique…

Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple « dhcmlchtdj »  que la divine Bibliothèque n’ait déjà prévue, et qui dans quelqu’une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible.

Parler, c’est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j’écris existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones… et sa réfutation aussi.

La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes…


Funes ou la mémoire

Locke, au XVIIème siècle postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque faille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée.

Celui-ci, ne l’oublions pas, était presque incapable d’idées générales, platoniques. Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique « chien » embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face).

Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire.


Trois versions de Judas

Il faut observer […] que pour identifier un maître qui prêchait journellement à la synagogue et qui faisait des miracles devant des foules de milliers d’hommes, point n’était besoin de la trahison d’un apôtre.

(…) il fallait qu’un homme représentant tous les hommes, fît un sacrifice condigne. Judas Iscariote fut cet homme.

… nous savons qu’il faut un des apôtres, un des élus […] Un homme qui a été ainsi distingué par le Rédempteur mérite de notre part la meilleure interprétation de ses actes.

Nils Runeberg propose le mobile contraire : un ascétisme hyperbolique et même illimité.

Dieu s’est fait totalement homme jusqu’à la réprobation et l’abîme. Pour nous sauver, il aurait pu choisir n’importe lequel des destins qui trament le réseau perplexe de l’histoire ; il aurait pu être Alexandre ou Pythagore ou Rurik ou Jésus ; il choisit un destin infime : il fut Judas.

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