Nombre total de pages vues

mardi 10 mars 2020

« Mémoires d’outre tombe » (Livres I à XII) de François de Chateaubriand (1849)

Ces quatre enfants périrent par la même cause, d’un épanchement de sang au cerveau. Enfin ma mère accoucha d’un troisième garçon qu’on appela Jean-Baptiste. C’est lui qui devint dans la suite le petit-gendre de Monsieur de Malesherbes, et qui a eu l’honneur de monter sur l’échafaud avec cet homme illustre. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles, Marianne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d’une rare beauté et dont les deux aînées ont seules survécu avec moi aux orages de la révolution. Je fus dans l’ordre de naissance le dernier de ces dix infortunés.

Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, et de mathématiques paraissent plus que suffisantes pour l’éducation d’un cadet doué d’avance à la rude vie d’un marin.

Toute la tendresse de celle-ci s’était portée sur son fils aîné (…) j’étais abandonné aux soins des domestiques (…)

Mon premier penchant (…) était une bonne fille appelée La Villeneuve dont j’écris le nom ici avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux (…) Ayant été une fois renvoyée par ma mère, on fut obligé de la faire revenir ; ou je serais mort. Je restai pâmé de douleur une journée entière, refusant toute nourriture.

Le sentiment le plus prononcé en moi est certainement l’horreur de l’oppression et le désir de secourir la faiblesse (…) Plus le crime obtient de victoires, moins je capitule…

C’est à ma mère que je dois la gloire et le bonheur de ma vie, puisque c’est d’elle surtout que je tiens ma religion.

Telle chose que vous croyez mauvaise devient la chose même qui rend votre enfant distingué ; telle autre qui vous semblait bonne, fera de votre fils un homme commun. Dieu fait bien tout ce qu’il fait…

Combien il est essentiel de frapper l’imagination des enfants par des actes de religion ! Jamais dans le cours de ma vie je n’ai oublié le relèvement de mes vœux : il s’est présenté à ma mémoire au milieu des plus grands égarements de ma jeunesse.

Je suis très peu sensible à l’esprit et j’ai l’horreur des prétentions. Aucun défaut ne me choque. Je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque.

Ma facilité au travail était remarquable et ma mémoire extraordinaire.

Ainsi j’ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quinzaine et à la proclamation des Droits de l’homme, pour avoir vu flotter la bannière des comtes de Combourg et le drapeau de la Révolution ;  je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales.

(…) l’homme connu dédaigne l’homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu’ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent.

Ce qu’on dit d’un malheur qu’il n’arrive jamais seul, on peut le dire d’une passion ; elles viennent ensemble comme les Muses ou comme les Furies…

L’époque de ma première communion était arrivée. C’était ordinairement le moment où l’on décidait dans la famille de l’état futur de l’enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait pour les jeunes chrétiens la prise de la robe virile pour les Romains.

Cette souplesse de mes facultés intellectuelles, se retrouvait à tout : je jouais bien au échecs ; j’étais adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes ; je dessinais passablement, je dansais de bonne grâce (…) Tout cela joint (…) à une vie de soldat et de voyageur fait que je n’ai jamais senti mon pédant et qu’avec les facultés d’un homme de lettres, je n’en ai eu ni l’air hébété, ni la gaucherie, ni les habitudes crasseuses, ni les mœurs bourgeoises, ni encore moins la triste envie et la sotte vanité.

Malo, en latin Maclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d’Aleth, (…) éleva une église cénobiale (…) Ce nom de Malo se communiqua à l’île, et ensuite à la ville Maclovium, Maclopolis (…) Saint Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l’autre extrémité de l’Amérique les îles qui portent leur nom : les Îles Malouines.

Dans un caveau de l’église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué [Martin Luther], j’ai vu le cercueil du sophiste à couronne [Frédéric II].

Un livre suffit-il à Dieu ? n’est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter ? Or, cette vie, est-elle conforme au Génie du Christianisme ? Qu’importe que j’ai tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi !

Dans les XIVè, XVè, XVIè et XVIIè siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout : les caractères étaient forts, l’imagination puissante, l’existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l’orée des quartiers clos, dans les rués étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l’épaisseur de ténèbres, c’était au péril de sa tête qu’on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement ; pour violer les mœurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non seulement il s’agissait d’affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l’empire des habitudes régulières, l’autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l’opposition de la conscience, les terreur et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l’énergie des passions.

A cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs, symptôme d’une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères (…) Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens ; les ministres tombaient les uns sur les autres ; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d’être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l’armée ; d’être tout excepté Français.

La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste.

Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n’est logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d’une volonté, lui attache une langue et des bras. C’est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu’arrivent et arriveront les révolutions.

Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncées, et trente milles fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets ; on pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales.
Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse (…) Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans les fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte (…) la Bastille était à ses yeux [ceux de la Nation ] le trophée de sa servitude ; elle lui semblait élevée à l’entrée de paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés. En rasant une forteresse d’Etat, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l’engagement tacite de remplacer l’armée qu’il licenciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.

(…) les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles (…) Louis XVI vint à l’Hôtel de ville le 17 (…) Le Roi s’attendrit à son tour ; il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore ; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d’un peuple libre, lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi. Peu de jours après ce raccommodement, j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons : nous entendions crier : « Fermez les portes ! fermez les portes ! » (…) Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique (…) L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer : « Brigands  ! » m’écriai-je, plein d’une indignation que je ne pus contenir, « Est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? ». Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer, et joindre ma tête à celles de leur victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent.

La monarchie fut démolie à l’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l’Assemblée nationale du 4 août (…) ce fut un membre de cette noblesse, le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d’Aiguillon et par Mathieu de Montmorency, qui renversa l’édifice (…) les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dîmes et champarts, les privilèges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les injustices seigneuriales, la vénalité des offices furent abolis. Les plus grands coups portés à l’antique constitution de l’Etat le furent par des gentilshommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l’achevèrent.

Je courus aux Champs-Elysées ; d’abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes (…) Ensuite venait la députation de l’Assemblée nationale ; les voitures du Roi suivaient : elles roulaient dans l’obscurité poudreuse d’une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffoniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières : d’autres égipans noirs étaient grimpés sur l’impériale ; d’autres, accrochés au marche-pied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet ; on criait : Voici le boulanger, la boulangère, et le petit mitron !

L’Assemblée constituante (…) n‘en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations (…) Il n’y a si haute question politique qu’elle n’ait touchée et convenablement résolue (…) quelques membres de cette Assemblée, et arrêtons-nous à Mirabeau qui les résume et les domine tous.

(…) la république et l’Empire n’ont servi à rien ; l’empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement ; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu’elles étaient détruites et que l’anarchie avec l’ignorance étaient dans toutes les têtes.

Le cynisme des mœurs ramène dans la société, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares ; ces barbares de la civilisation, propres à détruire comme les Goths, n’ont pas puissance de fonder comme eux : ceux-ci étaient les énormes enfants d’une nature vierge ; ceux-là sont les avortons monstrueux d’une nature dépravée.

(…) bien qu’il [Mirabeau] se fût constitué marchand de drap pour être élu par le tiers-état (l’ordre de la noblesse ayant eu l’honorable folie de le rejeter), il était épris de sa naissance (…) Il exigeait qu’on le qualifiât du titre de comte…

(…) il ne restera que trois hommes, chacun d’eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l’aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme…

A la fin d’une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux : on ne l’écouta pas ; je demandai son nom : c’était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte.

Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

L’année 1790 compléta les mesures ébauchées de l’année 1789. Le bien de l’Eglise, mis d’abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie.

(…) ce qui se passait en commun m’attirait, parce que dans la foule je gardais ma solitude et n’avais point à combattre ma timidité.

Pour retrouver le désert, je me réfugiai au théâtre : je m’établissais au fond d’une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l’Opéra.

Une idée me dominait, l’idée de passer aux Etats-Unis : il fallait un but utile à mon voyage ; je me proposais de découvrir (…) le passage au nord-ouest de l’Amérique.

Le chaos augmentait  il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions : plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie.

 (…) de chrétien zélé que j’avais été, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s’était opéré par la lecture des livres philosophiques.

A Londres, ma place politique mettait à l’ombre ma renommé littéraire ; il n’y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préférât l’ambassadeur de Louis XVIII à l’auteur du Génie du Christianisme.

(…) des créatures (…) ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l’oiseau (…)

Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai : le matelot a mené une vie errante, le laboureur n’a jamais quitté son champ ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l’avenir en creusant leurs sillons.

Jamais Dieu ne m’a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j’avais l’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds.

L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des Etats-Unis, ce sont les grandes œuvres de l’architecture…

Washington n’appartient pas, comme Bonaparte, à cette race qui dépasse la stature humaine (…) mais de cette profonde humilité, quelle lumière va jaillir ! (…) Bonaparte (…) combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte (…) il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire, comme d’une jeunesse fugitive (…) Il paraît sur tous les rivages ; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires (…) La République de Washington subsiste ; l’Empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie : nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit (…) Les hommes ne furent à ses yeux qu’un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s’établit entre leur bonheur et le sien : il avait promis de les délivrer, il les enchaîna ; il s’isola d’eux, ils s’éloignèrent de lui.

Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l’Angleterre aux Etats-Unis ; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas.

Hélas ! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière ! tout-à-coup, je viens m’énaser contre un hangar. Sous ce hangar s’offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j’aie vues de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme de sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c’était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d’ours (…) En me parlant des Indiens, il me disait toujours : « Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses. » Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers ; en effet, je n’ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l’instrument fatal ; il criait aux Iroquois : À vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons.

On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par des abeilles : avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l’industrie et de la civilisation qu’elles annoncent. Étrangères à l’Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n’ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l’usage ; elles ne se sont servies de ces trésors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirés.

Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez à l’âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l’onde, tout va devenir ravissement…

Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu’à cet âge) chanta quelque chose de fort agréable.

(…) la plupart des sauvages portent des crois en guise d’ornement, et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l’honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s’étaient fortement attachés à nous ; qu’ils ne cessent de nous regretter, et qu’une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines.

(…) un poète prussien, au banquet de l’ordre Teutonique, chanta, en veux prussien, vers l’an 1400, les fait héroïques des anciens guerriers de son pays : personne ne le comprit, et on lui donna, pour récompense, cent noix vides. Aujourd’hui, le bas-breton, le basque, le gaëlique meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs (…) Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois, dira, du haut d’un clocher en ruine, à des peuples étrangers, nos successeurs : « Agréez les accents d’une voix qui vous fut connue… »

En parlant du Canada et la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l’étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd’hui pour nous une source inépuisable de prospérité.

Ce pays si magnifique s’appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivière qui signifie rivière de sang. Il doit ce nom à sa beauté : pendant plus de deux siècles, les nations du parti des Chérokis et du parti des nations iroquoises, s’en disputèrent les chasses.

Le soleil tomba derrière ce rideau : un rayon glissant à travers le dôme d’une futaie, scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre ; la lumière divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles.

Hors en religion, je n’ai aucune croyance (…) Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie.

La poésie et l’imagination, partage d’un très petit nombre de désœuvrés, sont regardées aux Etats-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie ; les Américains n’ont point eu d’enfance, ils n’ont point encore de vieillesse.

Les anciens présidents de la République ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l’Empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature ; ils ont accompli en silence leur liberté.
Le discours d’adieu du général Washington au peuple des Etats-Unis, pourrait avoir été prononcé par les personnages les plus graves de l’antiquité : « Les actes publics, dit le général, prouvent jusqu’à quel point les principes que je viens de rappeler m’ont guidé lorsque je me suis acquitté des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu’en repassant les actes de mon administration, je n’aie connaissance d’aucune faute d’intention, j’ai un sentiment trop profond de mes défauts pour ne pas penser que probablement, j’ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu’elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d’écarter ou de dissiper les maux qu’elles pourraient entraîner. J’emporterai aussi avec moi l’espoir que mon pays ne cessera jamais de les considérer avec indulgence, et qu’après quarante-cinq années de ma vie dévouées à son service avec zèle et droiture, les torts d’un mérite insuffisant tomberont dans l’oubli, comme je tomberai bientôt moi-même dans la demeure du repos. »

Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore, ces paroles : « Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les parents de Logan : il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d’aucune créature vivante. C’est là ce qui m’a appelé à la vengeance. Je l’ai cherchée ; j’ai tué beaucoup de monde. Est-il quelqu’un qui viendrait maintenant pleurer la mort de Logan ? Personne. » 

Si des hostilités survenaient chez un peuple imbelle, saurait-on résister ? Les fortunes et les mœurs consentiraient-elles à des sacrifices ? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie ?

L’esprit mercantile commence à les envahir ; l’intérêt devient chez eux le vice national (…) L’énorme inégalité des fortunes menace encore plus sérieusement de tuer l’esprit d’égalité. (…) Un égoïsme froid et dur règne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c’est tout l’entretien ; on se croirait à la Bourse (…) les Etats-Unis (…) n’ont point de passé, les mœurs s’y sont faites par les lois.

Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m’aurait-elle pas livré en proie à quelque indigne créature ? N’aurais-je pas gaspillé et sali mes heures comme lord Byron ? (…) mes désirs n’aurait pas ajouté une corde de plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix (…) Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l’attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable…

Paris n’avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 (…) L’apparence du peuple n’était plus  tumultueuse, curieuse, empressée ; elle était menaçante ; on ne rencontrait dans les rues que des figures effrayées ou farouches (…) car le peuple souverain étant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout ; c’est la présence universelle d’un universel Tibère.

Le 30 du même mois de septembre 1792, l’Assemblée constituante tint sa dernière séance (…) Le 20 juin 1792, le château des Tuileries fut forcé par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; le prétexte était le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres.

Auprès de la tribune nationale, s’étaient élevées deux tribunes concurrentes : celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu’elle donna des membres à la fameuse Commune de Paris, et qu’elle lui fournissait des moyens d’action (…) Les ligueurs fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le monastère des Cordeliers, comme une morgue.

Les orateurs, unis pour détruire, ne s’entendaient ni sur les chefs à choisir, ni sur les moyens à employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de filous, de voleurs, de massacreurs, à la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des objets les plus sales, de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blasphèmes.

Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l’épaule ou les bras nus croisés.

Les scènes des Cordeliers, dont je fus trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d’Eglantine, organisa les assassinats de septembre.

Les jacobins étaient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI à l’instar de Charles Ier. Comme des crimes se sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s’est, très mal à propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la Révolution, dont ils n’étaient que les affreux pastiches…

Danton disait : « Ces prêtres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu’ils meurent parce qu’ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l’avenir » (…) il ne s’était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la fortune. « Venez brailler avec nous », conseillait-il à un jeune homme ; « quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez ».

Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d’Églantine, périrent de la même manière que leur prêtre. A l’époque (…) où l’on portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillotine en or, un petit morceau de cœur d’un guillotiné ; à l’époque où l’on vociférait : Vive l’enfer !, où l’on célébrait les joyeuses orgies du sang, de l’acier et de la rage, où l’on trinquait au néant, où l’on dansait tout nu le chahut des trépassés (…) Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville : « Quel âge as-tu ? » lui demanda le président. « L’âge du sans-culotte Jésus », répondit Camille bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ.

(…) je voulus avoir sur l’émigration l’opinion de M. de Malesherbes (…) Je lui fis les objections ordinaires sur l’alliance des étrangers, sur les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit ; des raisonnement généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. (…) « La liberté américaine était-elle moins honorable parce qu’elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers français ? Tout gouvernement qui, au lieu d’offrir des garanties aux lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de l’équité, les règles de la justice, n’existe plus et rend l’homme à l’état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous. »

A Cologne, j’admirai la cathédrale : si elle était achevée, ce serait le plus monument gothique de l’Europe. Les moines étaient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs basiliques ; ils se glorifiaient du titre de maître maçon, caementarius.
Il est curieux d’entendre aujourd’hui d’ignorants philosophes et des démocrates bavards criers contre les religieux, comme si ces prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque tout, avaient des été des gentilshommes.

Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même âge, de la meme taille, de la même force. Bien différente était la nôtre, assemblage confus d’hommes faits, de vieillards, d’enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon,, provençal, languedocien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout ridicule qu’il paraissait, avait quelque chose d’honorable et de touchant, parce qu’il était animé de convictions sincères (…) Toute cette troupe pauvre ne recevant pas un sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots.
Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui ; si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu.

(…) le chevalier de La Baronnais, capitaine d’une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur : la balle qui lui ôta la vie, fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d’une telle raideur, qu’elle lui perça les deux tempes ; sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d’une cause perdue !

Les patriotes n’avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire : leurs mouvements étaient mous, ils tâtonnaient…

Mon frère m’amena un chirurgien et un médecin (…) Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les traits de mon malheureux frère ; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et c’étaient les ombres que l’Éternité répandait autour de lui : sans le savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous sommes, nous n’avons à nous que la minute présente ; celle qui la suit est à Dieu : il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l’ami que l’on quitte : note mort ou la sienne.

(…) nous tenons la pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Cérasonte, la châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.

(…) nous trouvions le moyen de rire à Jersey (…) les joies nouvelles ne font point printaner les anciennes joies, mais les douleurs récentes font reverdir les vieilles douleurs. AU surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale ; notre cause paraissait la cause de l’ordre européen.

Mes compagnons à Londres avaient tous des occupations : les uns s’étaient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu’ils ne savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, la légèreté, s’était dans ce moment changé en vertu.

Je me félicite aujourd’hui d’avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m’applaudis d’avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l’injustice et la calomnie. J’ai profité à ces leçons : la vie, sans les maux qui la rendent grave est un hochet d’enfant.

En aucun temps, il ne m’a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m’empêche de causer de ce qui me touche (…) Je n’entretiens jamais les passants de mes interêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadés de l‘ennui profond que l’on cause aux autres en leur parlant de soi (…) je ne dis point une chose entière et je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. Si j’essaie de commencer un récit, soudain l’idée de sa longueur m’épouvante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais.

(…) de grands génies et de grandes choses, il n’en existe guère à mes yeux.

Je comprends à peine aujourd’hui comment j’ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d’une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à l’ouvrage explique cette fécondité : dans ma jeunesse, j’ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j’étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page.

L’Essai fit du bruit dans l’émigration : il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d’infortune, mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hommes avec qui je marchais.

(…) Cléry dernièrement débarqué, nous lut ses Mémoires manuscrits. Qu’on juge de l’émotion d’un auditoire d’exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI, raconter, témoin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effrayé des mémoires de Cléry, en publia une édition interpolée dans laquelle il faisait parler l’auteur come un laquais et Louis XVI comme un porte-faix : ente les turpitudes révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales.

Thureau, général des républicains, déclarait que « Les Vendéens seraient placés dans l’histoire au premier rang des peuples soldats ». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville : « Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. »  (…) Bonaparte appela les combats de la Vendée « des combats de géants ».

« Quand tu cesseras d’être l’objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non seulement de piété, mais de raison ; si tu les savais, peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire » (…) Ah ! que n’ai-je suivi le conseil de ma sœur ! Pourquoi ai-je continué d’écrire ? (…) Ainsi j’avais perdu ma mère, ainsi, j’avais affligé l’heure suprême de sa vie ! (…) l’idée d’avoir empoisonné les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra : je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l’Essai, comme l’instrument de mon crime ; s’il m’eût été possible d’anéantir l’ouvrage, je l’aurais fait sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m’arriva d’expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux : telle fut l’origine du Génie du Christianisme.
Ma mère (…) après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots, où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat (…) Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était porte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles : ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. 

(…) je travaillais avec l’ardeur d’un fils qui bâtir un mausolée à sa mère (…) Je connaissais les ouvrages des Pères mieux qu’on ne les connaît de nos jours ; je les avais étudiés, même pour les combattre et entré dans cette route à mauvaise intention, au lieu d’en être sorti vainqueur, j’en étais sorti vaincu.

Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d’un ouvrage, alors si inconnu (…) «  Ah ! si les vérités de sentiment sont les premières dans l’ordre de la nature, personne n’aura mieux prouvé que vous celles de notre religion. »

Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l’avaient été, d’enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la dernière bénédiction paternelle !

Burke (…) se déclarant contre la Révolution française, il entraîna son pays dans celle longue voie d’hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo.

(…) que fait à Shakespeare une renommé dont le bruit ne peut monter jusqu’à lui ? Chrétien ? au milieu des félicités éternelles, s’occupe-t-il du néant du monde ? Déiste ? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il son regard sur le grain de sable où il a passé ? Athée ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil, qu’on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au-delà du tombeau, à moins qu’elle n’ait fait vivre l’amitié, qu’elle n’ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu’il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d’une idée consolante, généreuse, libératrice, laissées par nous sur la terre.

En vain, on se révolte contre cette vérité : l’ouvrage le mieux composé, orné de portraits d’une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s’apprend pas ; c’est le don du ciel, c’est le talent. 

« Il devroit », dit Montaigne « avoir coertion des lois contres les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres. L’escrivallerie semble être quelque symptosme d’un siècle desbordé » (Essais, II, 9, « De la Vanité »

(…) un des plus grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c’est de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde. Il faut de plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l’ordre, que pour plaire en passant toute mesure ; il est moins facile de régler le cœur que de le troubler.

Nul, dans une littérature vivante, n’est juge compétent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu’elle vous apprit à son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont, de nos gens de lettres, les notions les plus baroques : ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons ; ils n’entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement Molière. C’est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à Gœttingue, à Cologne, de savoir ce qu’on y lit avec fureur et ce qu’on n’y lit pas.
Quand le mérite d’un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger, ne comprendra jamais bien ce mérite.

On soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays : oui, les beautés de sentiment et de pensée ; non, les beautés de style. Le style n’est pas, comme la pensée, cosmopolite : il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire