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mercredi 11 septembre 2019

« Au revoir et merci » de Jean d’Ormesson (1966)


Toute ma vie était une vie de luxe. Elle l’est encore, elle l’est toujours, plus que jamais. Comme tous les bourgeois, tous les obstacle que j’ai eu à vaincre étaient des obstacles intérieurs. Ces obstacles-là, bien sûr étaient les plus dignes, les plus excitants ; mais ils ne s’offraient à moi que parce que tous les autres avaient été déjà déblayés. Disons tout d’une phrase : je n’avais jamais eu faim, ni froid, je n’avais pas connu le malheur.

L’abaissement des niveaux m’a toujours paru une curieuse conception de la démocratie (…) un niveau très élevé et même un accès restreint ne s’opposent pas du tout à un élargissement, à la base, des recrutements sociaux.

J’avais du goût pour l’existence sans en avoir l’emploi. J’aimais bien vivre, mais j’ignorais comment et pourquoi. En un mot comme en mille, je n’avais pas de vocation.

Le XIXè avait peut-être été le siècle de l’histoire. Le milieu du XXè apparaissait consacré à la philosophie. La littérature, la peinture, les études historiques, la politique, le théâtre et le cinéma étaient aux mains de la philosophie.

Lâchons le mot : j’étais définitivement, honteusement, désespérément superficiel. Peut-être l’avez-vous déjà remarqué dans ces quelques pages parcourues : vide, vain, futile, superficiel, inconsistant, changeant, incapable de poursuivre dans les grands desseins autre chose que l’écume de leur éclat, je n’occupais aucune place dans ce monde où j’avais été jeté, je n’y jouais aucun rôle, je n’y servais à rien.

J’avais les amis les plus intelligents ; ils étaient assez gentils pour dire des sottises avec moi. Mais avec moi seulement. Le reste du temps, c’étaient des éclairs. Je m’étonnais - je m’étonne toujours un peu - de ne pas entendre leurs noms sur toutes les lèvres. Alors déjà, le hasard, la chance, l’injustice me semblaient présider aux distributions de prix de la fortune et de la gloire.

D’autres diront mieux que moi pourquoi il y avait des chefs-d’œuvre et pourquoi il y a des navets. Tout le monde veut écrire, tout le monde écrit. Un exemple, un seul : j’écris. Le monde moderne croule sous le papier imprimé. L’invention de l’imprimerie, après avoir tant servi la culture, on peut se demander si elle ne la dessert pas. C’est qu’après avoir répandu les chefs-d’œuvre, elle noie maintenant le lecteur écœuré sous un flot indistinct de prospectus, de circulaires, de pauvretés, d’administration et d’enflure, de pornographie triste et de sermons édifiants (…) Il y a une contagion de la pauvreté intellectuelle, de la bassesse d’esprit.

Parler, donner des avis, juger le monde en trois mots, c’était inutile et grotesque, mais enfin, c’était facile, glissait vite dans le temps qui passe et disparaissait à jamais (…) la parole est là pour permettre à chacun de dire tout à son aise des sottises sans trop de péril. Écrire était plus difficile.

Incapable de parler d’autre chose, je parlais de moi, mais pour ne rien en dire. Un certain lyrisme un peu forcé, dissimule assez facilement le vide, non seulement de l’esprit, mais même des sentiments. Sentir les choses est aussi difficile que les penser. J’en venais à espérer, pour nourrir un peu mon univers inconsistant, des catastrophes et de grands malheurs.

J’aime bien à vivre dans l’esprit des autres : c’est ce qu’on appelle l’amour et c’est ce qu’on appelle la gloire.

On écrivait jadis pour survivre dans la mémoire des hommes, pour ne pas mourir tout entier. Il ne s’agissait même pour moi de ne pas mourir tout à fait, mais seulement d’exister un peu.

Marie-Claire me payait cinquante ou cent fois plus que la NRF. Tiens ! La vie n’était donc pas juste ? Le mécanisme est bien connu : plus le niveau est élevé, moins le tirage est fort. Plus le tirage est fort, plus le salaire est haut. La puissance commençait là où la rigueur s’arrêtait.

Je rencontrais Raymon Aron dans un bistrot élégant. Il me disait : « C’est gentillet, votre livre. A quand les affaires sérieuses ? » Je rougissais. A quand ? Jamais, mon Dieu, jamais.

Flanqué de jolies manières, de mes diplômes, de mes livres que personne n’avait lus, je tournais un peu en rond dans des espérances sans objet et dans une absence d’existence. Il y avait le temps qui passe, la mort au bout, le bonheur, ma vie : je ne savais pas trop quoi en faire.

(…) ces auto-éloges, ces masturbations flatteuses (…) que nos aimables éditeurs nous invitent à rédiger nous-mêmes, par paresse et pour plus de sûreté, au dos de nos propres ouvrages…

A l’époque de leur dévalorisation complète (…) en art et en littérature, les bons sentiments me font honte par leur foisonnement (…) J’aime le courage, la bonté, la générosité - chez les autres surtout. Et à bien chercher, on trouverait même chez moi de la gentillesse, de la gratitude, parfois de la douceur et cette fameuse modestie dont je viens de dire quelques mots.

L’univers me convient (…) Ce qui m’entoure, je m’en arrange. Si j’ai à me plaindre, c’est de moi-même.

Au lieu de faire du ski et de me dorer au soleil, j’aurais pu, moi aussi, changer le monde et le destin des hommes. Ou enfin, comme les autres, essayer.

(…) j’étais tout de même, moi aussi, un minus habens. J’avais un peu trop peu de tout. Dans mes bonheurs, il me manquait quelque chose, mais je ne savais pas quoi.

Moins on se préoccupe d’être heureux immédiatement, plus peut-être on fait de grandes choses. Parmi ces grandes choses, il en est naturellement de très diverses. Il n’y avait presque jadis que la guerre, il n’y a pratiquement plus aujourd’hui que l’art.

L’art n’est en vérité qu’un choix parmi beaucoup d’autres. Ce qui fait sa grandeur, comme celle des conquérants, jadis, ou des mystiques, c’est d’être un choix fait contre le bonheur de chaque jour…

Il y a quelque chose qui manque à l’artiste, quelque chose que les autres ont et qu’il n’a pas, un vide qu’il aspire à combler, une distance qu’il aspire à franchir. Mais en rêve, à contre-courant, dans l’illusion, dans les prestiges. La création a sans doute, dans les abîmes et dans les profondeurs, sa félicité propre et sa béatitude - elle n’est faite, au regard de la satisfaction quotidienne, que de misère et de renoncement aux plaisirs. Il ne s’agit pas d’être riche, mais de créer un monde ; il ne s’agit pas de baiser, mais d’écrire quelque chose à propos d‘une femme qu’on n’a pas pu avoir ; il ne s’agit pas d’être heureux, mais d’ébranler les autres…

Dès que je m’étais inquiété de ce que j’allais faire dans la vie, cette différence que mettait l’argent entre les vocations, entre les efforts, m’avait paru énorme et injuste. On m’invitait à travailler pour rester libre, mais les réussites les plus éclatantes me paraissaient ne rien devoir au travail. Non seulement le travail le plus dur était le moins estimé, mais encore, à l’intérieur même du travail à la fois le plus plaisant et le plus profitable - celui dont on dit volontiers qu’il entraîne les fameuses responsabilités -, le divorce entre l’effort et la chance devenait un lieu commun.

Les mêmes masses qui s’indignaient des quelques milliers de francs qui leur manquaient par mois acclamaient à tout rompre les centaines de millions qui accablaient une fille parce qu’elle avait bonne mine ou tel musicien à la mode dont chacun savait qu’il n’avait pas le quart du talent d’un pianiste inconnu, honnête et besogneux dans un orchestre de province. Pourvu que le domaine soit bien choisi, la foule ne tolère pas seulement plusieurs centaines de millions en récompense de quelques heures de travail : elle les vénère, elle en réclamerait plutôt davantage.

Tant qu’on y croyait encore, à cette vie éternelle, son poids sur la balance est parvenu, à grand-peine, à compenser celui de l’or. Les doutes sur sa réalité ont livré le monde et l’histoire à la puissance de l’argent et aux forces économiques.

Aussi la révolution n’est-elle pour les pauvres que l’occasion de prendre l’argent où il est, alors que l’ordre n’est pour le riches qu’un prétexte pour l’y laisser.

Les boîtes de nuit me faisaient horreur, débiter des fadaises m’ennuyait à périr, je détestait danser, je ne jouais ni au rugby ni au tennis et je passais en vérité le plus clair de mon temps, et souvent sous prétexte de lire, à dormir délicieusement.

Ce qu’on nous avait appris, ce n’était pas la justice et la vérité, c’est qu’il y a avantage à être fort. La leçon du cynisme, c’était la leçon même de l’histoire. Après l’argent, la force. Ah ! jolie mentalité ! (…) Les opprimés ne triomphent que s’ils sont les plus forts (…) Le plus beau moment de l’histoire est celui où la justice se revêt soudain de la puissance : il ne dure guère. Avant, c’est l’injustice subie ; après, c’est l’injustice imposée.

Cette haine pour l’importance et pour les importants, je la pousse presque jusqu’à une antipathie pour la simple conviction.

L’histoire et Dieu voient plus loin que les raisonneurs. Et aucune machine électronique n’embrassera jamais la totalité des calculs dont demain sera fait.

Il y a une espèce de folie chez l’homme à vouloir être reconnu.

Quel rôle ont-ils joué dans ma vie au regard de ces quelques filles et femmes inconnues de presque tous et auxquelles j’avais tout soumis ? Le vrai sens de mon existence, c’est à elle que je le dois. Ce que je leur disais était vrai : elles seules comptaient. Mes études, je  m’en moquais bien, mon travail, je le leur sacrifiais de grand cœur ; cet avenir, auquel je ne croyais pas, ne pesait pas lourd en face de ce qu’elles me donnaient, de ce qu’elles m’apprenaient du monde, sur elles-mêmes et sur moi.

J’aime la littérature (…) Mais je mets bien au-dessus d’elle ce que je dois à mes amours, leurs secrets mêmes éventés, les souvenirs que j’en garde. C’est mon petit sacré à moi. La publicité ne me gêne pas. mais je n’ai pas aimé tel ou tel être singulier pour en faire, un soir, de la littérature.

Tout le problème de l’histoire est dans ce paradoxe : il y a sans doute des évènements avant que l’historien n’intervienne ; seulement (…) c’est l’historien qui fait l’histoire.

Le monde de mon père, tout de conciliation et de paix, était déjà loin de moi. J’étais entré dans un monde de la déchirure et de la tension.

C’est l’amour que nous aimons, plus que les êtres aimés. Mais il n’y a que les mystiques pour parvenir jusqu’à l’amour sans passer par la créature.

(…) j’ai, hélas ! toujours su que je n’aurais jamais de génie, pas même de vrai talent, à peine une sorte d’habileté base et que je méprisais de tout cœur.

Rien n’est plus ignoble que la réussite (…) La dernière chose à faire en ce monde, c’est d’y réussir.

Il me semble assez fou de croire que certains hommes sont supérieurs à d’autres, en savent plus long que d’autres, sont faits pour diriger les autres. Imaginer non seulement Alexandre ou Aristote, mais Pasteur ou Einstein, et peut-être même Chateaubriand et Proust (mais pour ceux-ci, quand même, ah ! j’hésite un peu)  plus sages qu’un pâtre goitreux des Alpes qui ne connaît pas les règles du jeu, les consulter sur le sens de l’existence ou sur les fins dernières de l’homme, et sans doute sur n’importe quoi, sauf les quelques illuminations qui à juste titre ont fait leur grandeur, m’a toujours paru bouffon.

Ne parlons même pas, naturellement, des prestiges de l’argent, du pouvoir, de toutes nos autres mythologies. Mais la technique, les grandes écoles, les fameuses responsabilités, la valeur des individus, l’intelligence peut-être elle-même, tout cela n’est que fadaises et mythes commodes où engluer les gogos. Les techniciens se forment en huit jours ou à la rigueur en huit mois et les grandes écoles sont toutes pleines d’imbéciles. Je crois finalement du fond du cœur, sous l’évidence des abîmes qui les séparent, à l’égalité des hommes. Je crois qu’au-delà des talents, des succès, des concours et des revenus, ils se valent les uns les autres. Je suis convaincu de l’impossibilité de les juger et de les ranger, comme le font par nature toutes les sociétés, sans exception, par ordre de mérite et d’importance. Voilà qui n’est rien d’autre, sans doute, que la leçon du christianisme.

Le courage d’un général de Napoléon serait aujourd’hui sans emploi, mais le doute me vient parfois que l’intelligence n’a peut-être elle-même son prix qu’à un stade donné de l’histoire du monde. Certains collent à leur époque comme d’autres sont grands ou blonds : on dit d’eux qu’ils réussissent.

Je vous le demande un peu, dans nos civilisations libérales, quel danger peut-on bien courir à traiter les bourgeois de salauds et de cons et Dieu de vieux chenapan ? La révolte contre l’ordre établi, contre la puissance de l’Eglise et contre le règne du Christ pouvait passer pour fort estimable au temps de l’Inquisition. Ce n’est plus aujourd’hui, je le crains fort, qu’un moyen de parvenir. La dévotion ne se fait plus guère verticale : elle est devenue horizontale. Tartuffe serait aujourd’hui au service de la solidarité mondiale.

On raconte que sur le mur d’une école, tracé à la craie, s’étalait le faire-part classique : « Dieu est mort ! » signé : Nietzsche, et qu’une main pieuse ou prudente ou simplement soucieuse d’équilibre avait barré l’inscription, et avait écrit au-dessous : « Nietzsche est mort ! » signé Dieu.

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