Nombre total de pages vues

vendredi 16 août 2019

« Le Judas de Léonard » de Léo Perutz (1959)

- Il l’a trahi lorsqu’il a compris qu’il l’aimait, répondit le garçon. Il a pressenti qu’il ne pourrait s’empêcher de trop l’aimer et son orgueil le lui a interdit. 
- Oui, le péché de Judas fut cet orgueil qui le conduisit à trahir l’amour qu’il éprouvait, dit messire Léonard. 

Quant à la jeune Milanaise qui, à son insu, l’avait plongé dans un tel trouble, il l’avait croisée rue Saint-Jacob, le long du marché aux fruits et aux légumes, à l’heure où l’on sonnait l’Avé, c’est-à-dire à un moment où la foule se pressait en cette rue mieux encore qu’à l’accoutumée (…) Dans un premier temps, il n’avait nullement remarqué la jeune fille ; peut-être même serait-il passé près d’elle sans la voir, d’autant qu’elle tenait la tête baissée comme le voulait l’usage, tandis que lui pensait à son commerce de chevaux. C’est alors qu’il avait entendu les accents d’une mélodie montant du marché, et comme il tendait le cou, il avait aperçu, au cœur de la cohue, parmi les paniers de raisins et les charrettes de légumes, un homme debout sur un tonneau de choucroute, qui poussait la romance d’une voix harmonieuse parmi le braiment des ânes et les jurons des portefaix, les querelles des paysans, le marchandage des femmes et la furtivité prédatrice des chats, sans se laisser  troubler, comme s’il était seul au monde sur cette place et qu’alentour régnât le silence. Tout en chantant, il pinçait les cordes d’une lyre imaginaire et Joachim n’avait pu s’empêcher de rire jusqu’au moment où il avait remarqué que ce chanteur insolite regardait juste dans sa direction à lui, Joachim Behaim, avec une expression d’attente - sur quoi il s’était retourné et avait découvert la jeune fille.
Le chant ne pouvait s’adresser qu’à elle, il en eut aussitôt la conviction. Elle s’était arrêtée et elle souriait. Son sourire avait ceci de particulier qu’il traduisait tout ensemble un salut de reconnaissance, la joie mêlée à la timidité, et une sorte de remerciement enjoué. D’un mouvement à peine perceptible de la tête elle fit signe au chanteur installé sur son tonneau de choucroute. Puis elle détourna les yeux et, sans cesser de sourire, découvrit Joachim Behaim qui se tenait là, fasciné, dardant sur elle un regard où se lisait l’aveu d’une passion qui couvait. Elle le dévisagea et le sourire qui n’avait pas encore disparu de son visage se modifia pour se dédier à lui.
Ils se regardèrent. Leurs lèvres étaient closes, leurs traits étaient les traits de personnes l’une à l’autre étrangères, mais leurs yeux posaient des questions : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? M’aimeras-tu ? »
Puis ses yeux à elle se détachèrent des siens comme on se déprend d’une étreinte, de la tête elle lui fit un signe imperceptible et l’instant d’après elle avait disparu. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire