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lundi 10 septembre 2018

« Les carnets du sous-sol » de Fiodor Dostoïevski (1864)


Plus je prenais conscience du bien, de tout ce « beau » et ce « sublime », plus je m’engluais dans mon marais, et plus j’étais capable de m’y noyer complètement. Mais l’essentiel restait que ça ne semblait jamais fortuit - comme si c’était ce qu’il fallait. Comme si c’était là mon état naturel, et non ma maladie ou mon défaut, de sorte qu’à la fin j’ai perdu toute envie de combattre ce défaut. Et j’ai fini par faillir croire (peut-être l’ai-je cru vraiment) que c’était bien cela, mon état naturel.

 […] vous sentez vous-même que vous en êtes au dernier stade ; et que c’est moche, et qu’il n’y a pas moyen de se sentir mieux ; qu’il ne vous reste aucune issue, que plus jamais vous ne serez un autre ; que, même s’il vous restait du temps et de la foi pour devenir quelque chose d’autre, vous ne voudriez plus vous-même, sans doute, vous transformer […].

 […] comme si c’était une consolation pour une canaille, d’avoir conscience qu’elle est vraiment une canaille.

(Je me suis toujours senti plus intelligent que tous ceux qui m’entouraient, et quelquefois - me croirez-vous ? - j’en ai même éprouvé des scrupules. Du moins, toute ma vie, ai-je regardé pour ainsi dire de biais, et me suis-je toujours montré incapable de regarder quiconque droit dans les yeux.)

[…] les hommes spontanés, les hommes d’action sont justement des hommes d’action parce qu’ils sont bêtes et limités. Comment j’explique cela ? Très simple : c’est cette limitation qui leur fait prendre les causes les plus immédiates, donc les causes secondaires, pour des causes premières ; ainsi parviennent-ils plus facilement et plus vite que les autres à se convaincre d’avoir trouvé la base indubitable de leur affaire – et ça les tranquillise ; et c’est là l’essentiel. Parce que, pour se mettre à agir, il faut d’abord avoir l’esprit tranquille, il faut qu’il n’y ait plus la moindre place pour les doutes.

On dit : l’homme se venge parce qu’il trouve là une chose juste. C’est donc qu’il a trouvé sa cause première, sa base – en l’occurrence : la justice. Il peut donc être tranquille sur tous les plans, d’où – il se venge tranquillement et avec succès, convaincu qu’il est d’accomplir un acte aussi noble que juste. Mais moi, je n’en vois pas, de justice, là-dedans, et je n’y vois non plus aucune vertu, et donc, si je commence à me venger, je ne le ferai que par méchanceté. Cette méchanceté pourrait évidemment l‘emporter sur mes doutes, et pourrait donc, ainsi, servir de cause première justement parce qu’elle n’est pas une cause. Mais qu’est-ce que je peux faire si je n’ai même pas de méchanceté […] ?

J’ai connu un monsieur qui s’est flatté toute sa vie de s’y connaître en Laffites. Il pensait que c’était là une dignité tout à fait positive et ne laissait jamais de place pour le doute. Il est mort la conscience tranquille, et même triomphante, et il avait raison.

Que faites-vous de ces millions d’actions qui témoignent que les hommes, en toute conscience, c’est-à-dire dans la pleine compréhension de leur intérêt véritable, le laissent au deuxième plan pour se lancer sur un autre chemin, celui du risque, du hasard, sans y être forcés par rien ni par personne, comme si, justement, ils voulaient tout sauf une route balisée…

Tout ce que fait la civilisation c’est qu’elle amène à une plus grande complexité de sensations… absolument rien d’autre.

Parce que l’homme est bête, phénoménalement bête. C’est-à-dire, il est loin d’être bête, mais il est tellement ingrat que rien au monde ne l’est plus que lui […] Je pense même que la meilleure définition de l’homme est la suivante : créature bipède et ingrate.

 […] c’est que les hommes, partout et de tout temps, qui qu’ils puissent être, aiment agir comme ils le veulent, et non comme le leur dictent la raison et leur propre intérêt…

[…] l’homme est un animal essentiellement bâtisseur, condamné à tendre vers son but en toute conscience par la voie de l’ingénierie, c’est-à-dire à se frayer un chemin, à tout jamais et sans interruption, vers où que ce soit […]. Il lui arrive même de penser […] que l’essentiel n’est pas de savoir où, mais le fait qu’il y aille…

Et si les hommes n’aimaient pas seulement le bien-être ? Et s’ils aimaient la souffrance exactement autant ? […] la souffrance, c’est un doute, c’est une négation […] la souffrance est la seule cause de la conscience […] La conscience est infiniment supérieure à deux et deux.

J’ai même eu un ami, une fois. Mais j’étais déjà un despote dans l’âme ; je voulais une domination illimitée sur son âme ; je voulais lui inculquer le mépris pour le milieu qui l’entourait ; j’exigeais de lui un abandon hautain, définitif, de ce milieu. Je l'ai terrorisé par ma passion ; je le poussais jusqu'aux larmes, aux convulsions ; c'était une âme naïve et prête à se donner ; mais quand il s'est donné à moi complètement, je l'ai haï tout de suite, et je l'ai repoussé - comme si je n’avais eu besoin de lui que pour le vaincre, seulement pour le soumettre. Mais je ne pouvais pas vaincre tout le monde ; mon ami, lui non plus, ne ressemblait à aucun d’eux, il n’était que l’exception la plus rare.

Non, j'avais un désir passionné de démontrer à cette « racaille » que je n'avais rien d'un lâche, comme je le pensais moi-même. Bien plus : au paroxysme le plus brûlant de ma fièvre de lâcheté, je rêvais de tenir le haut du pavé, de vaincre, de les entraîner tous, de les obliger à m'aimer […].

[…] j’en arrive à croire aujourd’hui de temps en temps que l’amour ne peut rien être d’autre qu’un droit volontairement donné à l’objet que l’on aime de nous tyranniser.

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