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dimanche 30 septembre 2018

« Le pouvoir du mal » de Bernard Bro (1976)


Qui d’entre nous n’a pas préféré le silence de Dieu pour n’en pas savoir trop à certains moments où il choisissait pour son égoïsme et contre sa conscience ?

… le roi David […] prend la femme de l’un de ses subordonnés et quand il apprend que cette femme attend de lui un enfant il cherche à faire disparaître le mari et s’arrange pour le faire tuer. Et David, le roi David, peut alors garder auprès de lui la femme qu’il a volée à Urie. Mais l’enfant meurt et David en est bouleversé […] entre la nausée venue de son propre passé d’adultère et de meurtrier, et Dieu, il y a ses larmes et son amour de père, et désormais il en pressent le prix. Alors et alors seulement, oui, il comprend où est la réponse et la victoire en face du mal. Il comprend jusqu’où ira le Dieu de miséricorde. Si lui, David, tout médiocre et mauvais qu’il est, désire ardemment prendre la place de son fils mort, alors il comprend combien, à plus forte raison, son Dieu fait la même chose à son propre égard.

« Les SS pendirent deux juifs et un adolescent devant les hommes du camp rassemblés. Les hommes moururent rapidement. L’agonie de l’adolescent dura une demi-heure. « Où est Dieu, où est-il ? » demanda alors quelqu’un derrière moi. Comme l’adolescent se débattait encore au bout de la corde, j’entendais l’homme appeler à nouveau : « Où est Dieu maintenant ? » Et alors j’entends une voix répondre en moi : « Où est-il ? Il est ici… Il est pendu au gibet… » (Elie Wiesel)

Quand le Christ a définitivement affronté le mal, c’est la remarque que tous les spectateurs de la passion ont faite : il n’y a plus eu de paroles […] Ce n’est plus de paroles, mais d’un choix, d’une décision qu’il s’agit. La même pour nous que pour lui.

Qu’est-ce donc que la miséricorde ? Sinon ce partage même de la blessure de Dieu en face du mal. C’est prendre sur soi le mal, non pas parce qu’il nous atteint, ou parce que c’est notre devoir de l’assumer, mais parce que l’amour nous a fait partager le destin de celui qui souffre plus que nous.

[…] la miséricorde […] ne nous conduit pas à l’évasion, ni à la consolation, mais à combattre l’ultime obstacle qui ne dépend que de nous : notre cœur de pierre […] Il y a un moment dans chacune de nos vies où il faut se laisser toucher.

C’est à nous de choisir dès maintenant. Thérèse de Lisieux en a donné la formule concrète la plus simple et la plus forte qui soit. Comme elle essaye de convaincre son entourage en exprimant sa confiance indéfectible en la miséricorde, une sœur récrimine en défendant les droits de la Justice divine. Sainte Thérèse déclare alors : « Ma Sœur, vous voulez de la justice de Dieu, vous aurez de la justice de Dieu. Chacun reçoit de Dieu exactement ce qu’il attend. »

Voilà ce que le Christ est venu apporter : cette séparation implacable entre ceux qui aiment et ceux qui n’aiment pas, et à l’intérieur de nous-mêmes entre les forces qui aiment et celles qui n’aiment pas. 

On voudrait bien s’en tirer sans avoir besoin d’aimer, sans avoir à faire confiance, sans avoir à se désarmer de soi-même, sans avoir à s’en remettre pleinement à une autre volonté que la sienne. Mais si on n’aime pas la miséricorde pour elle-même indépendamment de ses effets, avant même d’en bénéficier [...] on découvre qu’on s’est rendu incapable de la choisir, même pour être sauvé.

[…] il dépend de chacun de nous choisir sa volonté propre et la justice, ou la volonté de Dieu et la miséricorde. 

Alors Mère Thérésa nous le répète inlassablement à nous, Occidentaux : nous ne connaissons pas, nous ne connaissons plus le réel. Nous ne connaissons que nos œuvres. La plupart d’entre nous ne recevons plus jamais la gifle du réel. Nous ne connaissons plus que nos activités.

« Il y a ici parmi vous une autre sorte de pauvreté – une pauvreté de l’âme, une pauvreté de solitude et d’inutilité. » (Mère Térésa)

Oui, la miséricorde demande à être adoptée, à être aimée pour elle-même comme une raison de vivre, comme l’ultime raison, comme on aime un visage, comme on aime son enfant…

[…] l’extraordinaire institution des Ordres religieux rédempteurs. Ces ordres ont été fondé au XIIIe siècle. Bon nombre de chrétiens étaient alors prisonniers de ceux qu’on appelait les infidèles. […] Alors saint Pierre Nolasque et saint Jean de Matha fondent les Trinitaires et l’ordre de la Merci pour s’acharner à délivrer leurs frères captifs […] Ces hommes entrent en religion en faisant vœu de prendre, s’il le faut, la place des prisonniers […]. En cinq siècles, plus de six cent mille captifs seront libérés ; le maître des lettres espagnoles, Cervantes, est l’un d’entre eux. Voilà la miséricorde en acte… 

Ce sera toujours le fait d’un petit nombre. Mais je sais que là réside la seule force totalement révolutionnaire au monde […]. Seuls ceux qui prennent […] cette voie de la miséricorde sont contagieux pour tous les temps et tous les hommes […].

Au lieu de reconnaître que nous tous, tous les chrétiens, nous sommes des pécheurs, des marginaux de Dieu, des récupérés du salut et de la miséricorde, des rattrapés de Dieu, on aime mieux prétendre qu’il n’y a plus de marginaux, qu’il n’y a plus de pécheurs, et alors on est tenté de conclure : pourquoi parler encore de miséricorde.

[…] est-ce vraiment le pharisaïsme des bien-pensants qui nous menace le plus aujourd’hui ? Ou bien n’est-ce pas, plus grave et plus terrible, ce pharisaïsme qui, par tous les moyens, s’arrange pour ne plus entendre parler du pardon et de la réconciliation, par exemple du sacrement de Pénitence parce que cela révélerait en même temps la misère et le péché ?

[…] l’assassin Jacques Fesch […] quelques jours avant d’être guillotiné […] : « Je suis au fond en agonie depuis bientôt deux mois et je réalise maintenant avec netteté l’impossibilité qu’il y a pour ceux qui ne se soumettent pas entièrement à gagner le Paradis. Jésus fait tout, même s’il fait mal. J’attends que tout soit prêt. » 

Dans les deux cas, ils ont demandé à dormir. C’était trop fort. Que ce soit la peur de la Passion et du mal, que ce soit la fascination et le choc de la gloire du Christ, dans les deux cas le mystère n’avait plus de proportion avec leur expérience. Dans la Passion du Golgotha comme dans l’annonce de la Gloire au Thabor, toutes les mesures humaines étaient dépassées […] Ces deux montagnes, ces deux moments, la Transfiguration et la Passion, nous redisent l’ultime vérité de notre vie : c’est que la rencontre du mystère du bien est encore plus insoupçonnable et plus redoutable que celle du mystère du mal. C’est là l’épreuve ultime de notre foi. […] l’épreuve est en nous l’ajustement de tout notre être à l’infini de la lumière et du bien pour lesquels nous sommes faits.

Le christianisme nous indique alors que nous ne pouvons plus nous contenter d’ « accepter » les défaillances seulement comme négatives et destructrices, et que tout doit finalement avoir valeur positive […] Cette espérance suppose que nous acceptions de dépasser le seul domaine du raisonnable de notre vie pour aboutir à une réponse qui est choix, un choix fondé sur cet Amour absolu…

Le mal est le manque de ce qui devrait être […] le mal, dans notre monde, se glisse dans l’intervalle qui toujours sépare les être de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent et doivent devenir.

Cet inachèvement est la condition du devenir, de la vie, des activités des êtres.

[…] c’est ce vouloir-être, cet appel vers l’intégrité, le développement total et harmonieux que le mal, absence de ce qui devrait être, vient frapper.

Ainsi la source du mal n’est pas une chose, un être, mais un pouvoir de rupture dans l’attirance.

Je reste maître de ne pas soumettre mon appétit pour tel bien limité à l’attirance d’un bien plus large, plus réel. Je peux ne pas vouloir me référer à une autre « règle » que moi-même, et du coup, je peux préférer perdre la lumière des biens supérieurs plutôt que de renoncer à celle plus réduite des biens que je considère.

[…] pour mieux les confirmer à Lui-même, Dieu leur a donné pouvoir de décider eux-mêmes de leur achèvement en se présentant à eux finalement comme un mendiant.

Jésus s’est fait homme ; il n’a pas été fait homme ; il s’est fait homme.

C’est pourquoi Jean peut dire, dans un raccourci saisissant, que Jésus a été glorifié sur la croix. Mais c’est dans la mesure où la gloire de Dieu a été crucifiée en Lui et rendue ainsi manifeste dans ce monde injuste…

Donner sa vie ne veut pas seulement dire se sacrifier, mais aussi communiquer sa manière propre de vivre, la manière dont Il vit dans la Trinité à partir du Père et vers le Père […]. Il offre ce qu’il a de plus propre, c’est-à-dire son accès au Père.

La substance divine n’est pas une chose à laquelle chaque hypostase participerait, elle est la communication même, le passage de la divinité d’une hypostase à une autre.

[…] l’acceptation de sa propre misère, et l’attente désarmée d’un Amour ineffable, c’est la réalité la plus proche et la plus dure de notre vie […] c’est la seule réalité qui nous oblige à aller jusqu’au bout de nous-mêmes et de notre question sur Dieu.

« […] ceux qui ne seront pas venus au Règne de Dieu par la voie de la miséricorde, y rentreront par celle de la justice : « Quant à ceux qui maintenant ne se rendent pas à la bonté, ils reconnaîtront sa force au jour du Jugement », dit saint Irénée.

Il advient quelque chose de radicalement neuf entre deux êtres quand la réalité qui fonde leur amour n’est plus seulement un objet extérieur mais l’amour lui-même ; quand l’un aime l’autre parce que l’autre l’aime ; quand ce qui nourrit, soutient, promeut celui qui aime est de savoir que l’autre l’aime. Ce qui définit alors la perfection de l’amour est la réciprocité.

« Car on appelle quelqu’un miséricordieux parce qu’il est affecté de tristesse par la misère d’autrui comme si elle était sa propre misère. Il s’emploie alors à remédier à la misère d’autrui : ce qui est l’effet de la miséricorde. » (Saint Thomas)

Un homme qui n’a pas été instruit par la douleur ne sait rien, et n’est pas grand-chose, n’étant ni un véritable enfant ni un homme accompli dans sa vérité.

« Les chrétiens se mettent en Croix s’exposent à tous les coups. » (Raïssa Maritain)

« Si les gens savaient que Dieu « souffre » avec nous et beaucoup plus que nous de tout le mal qui ravage la terre, bien des choses changeraient sans doute, et bien des âmes seraient libérées (…) Au problème du mal pris dans toutes ses dimensions il n’y a qu’une seule réponse, celle de la foi dans son intégrité. Et au cœur de la foi, il y a cette certitude que Dieu (…) a pour nous les sentiments d’un Père ». (Jacques Maritain)

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