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vendredi 18 mai 2018

« Jean-Christophe » de Romain Rolland (1931)


Pas de douleur plus cruelle que l’enfant qui découvre pour la première fois la méchanceté des autres.

(…) il continuait pourtant à l’admirer. C’est un tel besoin chez l’enfant !

Et, caressant la tête de l’enfant, il demanda :
- Tu veux donc être un grand homme, toi ?
- Oui, répondit fièrement Christophe.
Il croyait que Gottfried allait l’admirer. mais Gottfried répondit :
- Pourquoi faire ?
Christophe fut interloqué. Après avoir cherché, il dit :
- Pour faire de belles chansons !
Gottfried rit de nouveau, et dit :
- Tu veux faire des chansons, pour être un grand homme ; et tu veux être un grand homme, pour faire des chansons. tu es comme un chien qui tourne après sa queue…
Christophe fut très froissé. A tout autre moment, il n’eût pas supporté que son oncle, dont il avait l’habitude de se moquer, se moquât de lui à son tour.

- Pourquoi as-tu fait cela ? C’est si laid ! Personne ne t’obligeait à le faire (…)
- Mais enfin, pourquoi est-ce que tu dis que c’est laid ? 
Gottfried le regarda avec ses yeux honnêtes :
- Pourquoi ?… Je ne sais pas… Attends. C’est laid… d’abord, parce que c’est bête… Oui, c’est cela… C’est bête, cela ne veut rien dire… Voilà. Quand tu as écrit cela, tu n’avais rien à dire. Pourquoi as-tu écrit cela ?
- Je ne sais pas, dit Christophe d’une voix lamentable. Je voulais écrire un jolie morceau.
- Voilà ! Tu as écrit pour écrire. Tu as écrit pour être un grand musicien, pour qu’on t’admirât. Tu as été orgueilleux, tu as menti : tu as été puni… Voilà ! On est toujours puni, lorsqu’on est orgueilleux et qu’on ment, en musique.

Grand-père avait aussi ses amis : l’organiste, le tapissier, l’horloger, la contrebasse, de vieilles gens bavardes, qui ressassaient toujours les mêmes plaisanteries et se lançaient dans d’interminables discussion sur l’art, sur la politique, ou sur les généalogies des familles du pays, - bien moins intéressés par les sujets dont ils parlaient, qu’heureux de parler et de trouver à qui parler.

On ne s’apercevait qu’il vieillissait qu’à ce qu’il avait facilement la larme à l’œil et qu’il devenait plus irritable chaque jour. La moindre impatience le jetait dans des accès de colère folle. Sa figure rouge et son cou court devenaient cramoisi. Il bégayait furieusement, et il était forcé de s’arrêter, suffoquant.

Ne pouvant être libre qu’une heure ou deux par jour, sa force s’y ruait comme un torrent entre les rochers. C’est une bonne discipline pour l’art, que de resserrer ses efforts dans d’implacables limites (…) Christophe prit sous le joug pleine conscience de la valeur de la liberté ; et il ne gaspillait pas les précieuses minutes à des actes, ou des mots inutiles.

Elle avait vite apprécié ses qualités morales, sa droiture, son courage, cette sorte de stoïcisme, si touchant chez un enfant.

Si la première fois, elle s’était mise en frais de sourires pour le recevoir, c’était par une coquetterie instinctive de petite fille, qui s’amuse à essayer le pouvoir de ses yeux sur le premier venu, fût-il un chien coiffé, qui s’offre à son désœuvrement.

Madame de Kerich lui avait laissé la clef du jardin, pour qu’il pût s’y promener en leur absence. Il y retourna, le jour même, et faillit suffoquer de douleur (…) il ne la retrouva que trop, son image flottait sur toutes les pelouses ; il s’attendait à la voir paraître à tous les détours des allées (…) Il revint chez lui. Les siens lui furent odieux. Il ne put supporter leurs visages, leurs gestes, leurs entretiens insipides, les mêmes que la veille, les mêmes que les jours d’avant…
Et brusquement, Christophe se vit couché lui-même à la place du mort ; il entendait les terribles paroles sortir de sa propre bouche, il sentait sur son cœur peser le désespoir d’une inutile vie, irrémédiablement perdue. Et il pensait avec épouvante : « Toutes les souffrances, toutes les misères du monde, plutôt que d’en arriver là !… » (…) Il vit que la vie était une bataille sans trêve et sans merci, où qui veut être un homme digne du nom d’homme doit lutter constamment contre des armées d’ennemis invisibles : les forces meurtrières de la nature, les désirs troubles, les obscures pensées, qui poussent traîtreusement à s’avilir et à s’anéantir.

(…) tout en pensant comme lui sur une quantité de points, au fond il ne lui ressemblait guère ; car ce qui fait les hommes, c’est le tempérament, bien plus que les idées…

La plupart des amitiés ne sont guère que des associations de complaisances mutuelles, pour parler de soi avec un autre.

Il avait la cruauté tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n’existe pas quand elle est laide, - à moins qu’elle n’ait passé l’âge où l’on inspire la tendresse…

En fait, elle se souciait fort peu de penser. Elle se souciait de manger, boire, chanter, danser, crier, rire, dormir  ; (…) gourmande, paresseuse, sensuelle, d’un égoïsme candide… (…) C’était un besoin inlassable de dire des niaiseries, de répéter cinquante fois des mots qui n’avaient aucun sens, d’agacer, d’irriter, de harceler, de mettre hors de soi. Et ses coquetteries, dès que paraissait quelqu’un, - n’importe qui, - sur le chemin ! Aussitôt elle parlait avec animation, riait, faisait du bruit, faisait des grimaces, se faisait remarquer (…) Elle mentait constamment, tranquillement, en face de l’évidence. Elle avait une facilité étonnante d’oublier ce qui lui déplaisait, - ou même ce qui lui avait plu, - comme font les femmes qui vivent au cours des heures.

La première des vertus, c’est la joie. Il faut que la vertu ait la mine heureuse, libre, sans contrainte.

Dans son désarroi, Christophe trouva une distraction à causer de Friedemann. Il le jugeait, il ne pouvait se plaire longtemps de cet esprit de persiflage vulgaire ; ce ton de raillerie et de négation constante ne tardait pas à devenir irritant, et sentait l’impuissance ; mais il soulageait de la bêtise suffisante  des Philistins.

Il voyait l’art allemand tout nu. Tous, - les grands et les sots, - étalaient leurs âmes avec une complaisance attendrie. L’émotion débordait, la noblesse morale ruisselait, le cœur se fondait en effusions éperdues ; les écluses étaient lâchées à la redoutable sensibilité germanique…

Certes, le candide Schumann ne pouvait être taxé de fausseté : il ne disait presque jamais rien qu’il n’eût vraiment senti. Mais, justement, son exemple menait Christophe à comprendre que la pire fausseté de l’art allemand n’était pas quand ses artistes voulaient exprimer des sentiments qu’ils ne sentaient point, mais bien plutôt quand ils voulaient exprimer des sentiments qu’ils sentaient - et qui sont faux (…) les faiblesses de l’âme allemande, son fond incertain, sa sensibilité molle, son manque de franchise, son idéalisme un peu sournois, son incapacité à se voir soi-même, à oser se voir en face (…) Lohengrin lui paraissait d’un mensonge à hurler. Il haïssait cette chevalerie de pacotille, cette bondieuserie hypocrite, ce héros sans peur et sans cœur, et qui s’aime avec prédilection. Il le connaissait trop, il l’avait vu dans la réalité, ce type de pharisien allemand, bellâtre, impeccable et dur, en adoration devant sa propre image, à la divinité de laquelle il n’a point de peine à sacrifier les autres (…) Qui sentait plus que lui la bonté de Schubert, l’innocence de Haydn, la tendresse de Mozart, le grand cœur héroïque de Beethoven ?

Christophe en était arrivé à prendre en haine l’idéalisme. Il préférait à ce mensonge la brutalité franche.

Qui ne sent point en lui cette ivresse de la force, cette jubilation de vivre, - fût-ce au fond du malheur, - n’est pas un artiste. C’est la pierre de touche. La vraie grandeur se reconnaît au pouvoir de jubiler, dans la joie et la peine.

Il lui manquait la sérénité que donne au vrai artiste l’expérience d’une longue incompréhension des hommes et de leur bêtise incurable. Sa naïve confiance dans le public et dans le succès, qu’il croyait bonnement atteindre parce qu’il le méritait, s’écroula.

On faisait bon marché des négligences de détail, des laideurs, des fausses notes mêmes, sous prétexte que seul l’ensemble de l’œuvre, la pensée importait…
- « La pensée ! Parlons-en. Comme si vous la compreniez !… Mais que vous la compreniez ou non, respectez, s’il vous plaît, la forme qu’elle s’est choisie. Avant tout, que la musique soit et reste de la musique. »
D’ailleurs, ce grand souci que les artistes allemands prétendaient avoir de l’expression et de la pensée profonde était, selon Christophe, une bonne plaisanterie. De l’expression ? De la pensée ? Oui, il en mettaient partout, - partout, également. Ils eussent trouvé de la pensée dans un chausson de laine, aussi bien, - pas plus, pas moins, - que dans une statue de Michel-Ange.

Suis-je un fou, pour sacrifier mon temps et ma peine au magnifique plaisir d’être en proie aux jugements des imbéciles ? Est-ce qu’il n’est pas beaucoup mieux et plus beau d’être aimé et compris de quelques braves gens, qu’entendu, critiquaillé, ou flagorné par des milliers d’idiots ?… Le diable de l’orgueil et du désir de la gloire ne me prendra plus aux cheveux : tu peux t’en fier à moi !
- Assurément, dit Mannheim.
Il pensait :
- Dans une heure, il dira le contraire.

Le répertoire que la troupe française transportait en Allemagne comprenait deux ou rois pièces classiques ; mais il était composé, en majeure partie, de ces niaiseries qui sont par excellence l’article parisien pour l’exportation : car rien n’est plus international que la médiocrité.

Il aimait qu’une femme fût une femme et un homme un homme. (La chose n’est pas commune, aujourd’hui).

Il avait en lui de belles choses, des choses qui font du bien et qui dilatent le cœur ; il avait voulu les dire, en faire jouir les autres ; il croyait qu’ils allaient en être heureux comme lui. Si même ils ne les goûtaient pas, ils devaient au moins lui être reconnaissants de l’intention ; ils pouvaient, à la rigueur, lui remontrer amicalement en quoi il s’était trompé…

Il n’était pas un moine, il n’avait pas un tempérament à renoncer au monde ; surtout, il n’en avait pas l’âge. Les premiers temps, il ne souffrit pas trop : il était enfoncé dans la composition ; et, tant que ce travail dura, il ne sentit le manque de rien. Mais quand il fut dans la période de dépression qui suit l’achèvement de l’œuvre et qui dure jusqu’à ce qu’une nouvelle œuvre s’empare de l’esprit, il regarda autour de lui, et il fut glacé de son abandon. Il se demanda pourquoi il écrivait.

Les deux ou trois essais qu’il fit, aussi maladroitement que possible, lui suffirent ; plutôt que de s’exposer à un nouveau refus, ou de discuter avec un de ces négociants et de supporter leurs airs protecteurs, il préféra faire tous les frais de l’édition (…) Au lieu d’offrir au public des compositions, d’un genre connu, de tout repos, Christophe fit choix, parmi ses manuscrits d’une série d’œuvres très personnelles, et auxquelles il tenait beaucoup.

L’éditeur était sans clientèle ; il ne fit pas une démarche pour répandre l’œuvre. Son apathie s’accordait d’ailleurs avec l’attitude de Christophe. Comme il lui avait demandé, pour l’acquit de sa conscience, de lui écrire quelques lignes de réclame, Christophe répliqua « qu’il en voulait pas de réclame  : si sa musique était bonne, elle parlerait pour elle-même. » L’autre respecta religieusement sa volonté : il enferma l’édition au fond de son magasin. Elle était bien gardée car, en six mois, il ne s’en vendit pas un exemplaire.

Parmi les souffrance d’amour-propre que lui causa sa charge à l’institution, une des moins pénibles pour lui ne fut pas la corvée des visites obligatoires à ses collègues (…) Ils étaient plein de leur métier et ne voyaient rien au-delà. Ils n’étaient pas des hommes. Si, du moins, ils avaient été des livres ! Mais ils étaient des notes à des livres, des commentaires philologiques.

(…) l’ingrate et nécessaire bataille que tout véritable artiste doit livrer au monde, jusqu’à son dernier souffle, sans désarmer un seul jour : car, comme l’a dit Schiller, « la seule relation avec le public dont on ne se repente jamais, c’est la guerre. »

Un vieux cœur peut se sentir très près d’un jeune cœur, et presque du même âge : il sait combien sont brèves les années qui l’en séparent. Mais le jeune homme ne s’en doute point : le vieillard est pour lui un homme d’une autre époque.

- « Ce qui caractérise l’Allemand, disait Moser, il y a déjà plus d’un siècle, c’est l’obéissance. »
Et madame de Staël :
« Ils sont vigoureusement soumis. Ils se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer ce qu’il y a de moins philosophique au monde : le respect pour la force, et l’attendrissement de la peur, qui change ce respect en admiration. »

Louisa vieillissait. Elle adorait son fils, qui était toute sa joie ; et elle était tout ce qu’il aimait le plus sur terre (…) il y avait beaucoup de vrai - une grandeur morale - dans cette philosophie inconsciente de la mère, qui ne pouvait comprendre l’ambition et mettait tout le bonheur de la vie dans les affections de la famille et l’humble devoir accompli. C’était une âme qui voulait aimer, qui ne voulait qu’aimer. Renoncer plutôt à la vie, à la raison, à la logique, au monde, à tout, plutôt qu’à l’amour ! (…) Elle lui faisait trouver, du premier coup, ce que les raisonnements tâtonnants d’un génie incertain, comme Tolstoï, ou l’art trop raffiné d’une civilisation qui se meurt, concluent après une vie - des siècles - de luttes forcenées et d’efforts épuisants !…

Elle parlait fort et disait des niaiseries, ne différant pont en cela de ces jeunes filles du monde qui, lorsqu’on les regarde, se croient obligées de rire, de s’agiter, d’être sottes pour la galerie, au lieu de le rester pour elles seules.

Les symphonies françaises lui semblaient une dialectique abstraite, où les thèmes musicaux s’opposaient ou se superposaient, à la façon d’opérations arithmétiques : pour exprimer les combinaisons, on aurait pu aussi bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l’alphabet. L’un bâtissait une œuvre sur l’épanouissement progressif d’une formule sonore, qui, n’apparaissant complète que dans la dernière page de la dernière partie, restait à l‘état de larve pendant les neuf dixièmes de l’œuvre. L’autre échafaudait des variations sur un thème, qui ne se montrait qu’à la fin, descendant peu à peu du compliqué au simple. C’étaient des joujoux très savants. Il fallait être à la fois très vieux et très enfant pour pouvoir s’en amuser (…) Ils se faisaient des cheveux blancs à chercher de nouvelles combinaisons d’accords, - pour exprimer… ? Peu importe  ! Des expressions nouvelles (…) Du nouveau, à tout prix ! Ils avaient la frayeur maladive du « déjà dit ».

C’était le grand jeu du jour. Tous les chants populaires et de tous les pays y passaient à tour de rôle. Ils faisaient avec cela des Neuvième Symphonie et des Quatuor de Franck, mais beaucoup plus difficiles. L’un d’eux pensait-il une petite phrase bien claire ? Vite, il se hâtait d’en introduire une seconde au milieu, qui ne signifiait rien, mais qui râpait cruellement contre la première.

Ce qui leur manquait le plus, c’était la volonté, la force ; ils avaient tous les dons, - moins un : la vie puissante.

(…) la langue française convenait mal à la musique : trop logique, trop dessinée, de contours trop définis, un monde parfait en soi, mais hermétiquement clos.

Or Christophe avait l’impression, vraie ou fausse, qu’aucune musique, plus que celle de  France, n’aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d’elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d’étai : elle e pouvait se passer de littérature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volonté. Elle était comme une femme alanguie, qui attend un mâle qui la prenne. Mais cette impératrice de Byzance au corps fluet, exsangue, et chargé de pierreries, était entourée d’eunuques : snobs, esthètes, et critiques. La nation n’était pas musicienne (…) La musique n’était vraiment aimée que d’une poignée de gens…

Il montra à Christophe une enquête récente sur l’Art et la Morale, d’où il résultait que « l’Amour sanctifiait tout », que « la Sensualité était le ferment de l’Art », que « l’Art ne pouvait être immoral », que « la morale était une convention inculquée par une éducation jésuitique », et que seule comptait « l’énormité du Désir ». Une suite de certificats littéraires attestaient dans les journaux la pureté d’un roman qui peignait les mœurs de souteneurs. Certains des répondants étaient des plus grands noms de la littérature, ou d’austères critiques (…) L’affligeant était de voir de braves gens et de vrais artistes, (…) qui s’épuisaient à écrire, comme les autres, des ordures que les journaux du matin débitaient par tranches (…) Ils pondaient, pondaient, pondaient, n’ayant plus rien à dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque chose de nouveau, saugrenu, incongru : car le public, gorgé, se lassait de tous les plats et trouvait bientôt fades les imaginations de plaisirs les plus dévergondées : il fallait faire l’éternelle surenchère…

Humain !… Dieu bénisse votre humanitarisme au foie blanc !… On n’aime pas vingt choses à la fois, on ne sert par plusieurs dieux !

Dans sa vie de travail, Christophe n’était guère sorti de l’horizon de sa petite ville allemande ; il ne pouvait se douter que cette dépravation artistique, qui s’étalait à Paris, était commune à presque toutes les grandes villes…

(…) « cette mâle franchise », comme disent ces gens-là, qui prétend concilier la gaillardise et la morale, parce qu’après quatre actes de chienneries elle ramène le triomphe du Code en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme légitime dans le lit du mari qu’elle voulait cocufier ; - (pourvu que la loi soit sauve, la vertu l’est aussi) - cette honnêteté grivoise, qui défend le mariage, en lui donnant les allures e la débauche : - le genre gaulois.

Les Juifs parisianisés (et les chrétiens judaïsés), qui foisonnent au théâtre, y avaient introduit le mic-mac de sentiments, qui est le trait distinctif d’un cosmopolitisme dégénéré (…) Après avoir dépouillé leur âme séculaire, il ne leur restait plus de personnalité que pour mêler les valeurs intellectuelles et morales des autres peuples ; ils en faisaient une macédoine, une olla podrida : c’était leur façon d’en jouir. Ceux qui étaient les maîtres du théâtre de Paris excellaient à battre ensemble l’ordure et le sentiment, à donner à la vertu un parfum de vice, au vice un parfum de vertu, à intervertir toute les relations d’âge, de sexe, de famille, d’affections (…) ils nommaient cela : « amoralisme ».
Un de leurs héros de prédilection était alors le vieillard amoureux (…) Les femmes du monde volaient. Les hommes étaient maquereaux, les filles lesbiennes. Tout cela dans le meilleur monde : le monde riche - le seul qui comptât.

Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du génie de la race. Rien ne lui était plus incompréhensible que la tragédie du dix-septième siècle, la province de l’art français la moins accessible aux étrangers, justement parce qu’elle est située au cœur même de la France. Il la trouvait assommante, froide, sèche, écœurante de pédantisme et de minauderies. Une action indigente ou forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique, ou insipides comme un conversation de femmes du monde. Une caricature des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons, d’arguties, de psychologie, d’archéologie démodée. Des discours, des discours, des discours : l’éternel bavardage français (…) quelles que fussent les thèses soutenues tour à tour par les orateurs de Cinna, il lui était parfaitement indifférent que l’un ou l’autre de ces machines à harangues l’emportât, à la fin.

Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses arrières-grands-pères. Le reste de l’univers ne l’intéressait point. Combien n’avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait été écrit en France, sous le Grand Roi !

Les écrivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l’air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils étaient tous conservateurs. Il n’était pas en Europe de littérature où régnât plus généralement le passé, « l’éternel hier » : dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les théâtres subventionnés, dans les Académies. Paris était en littérature ce que Londres était en politique : le frein modérateur de l’esprit européen. L’Académie française était une chambre des Lords. Des institutions de l’Ancien Régime persistaient à imposer leur norme d’autrefois à la société nouvelle.

Ce n’était pas leur immoralité qui le choquait (…) Chez ces gens, tout allait à la jouissance stérile. Stérile. Stérile. (…) Tout cela ne servait à rien, qu’à jouir égoïstement. Cela allait à la mort. Phénomène analogue à celui de l’effrayante dépopulation de la France, que l’Europe observait -escomptait - en silence. Tant d’esprit et d’intelligence, des sens si affinés, se dépensaient en une sorte d’onanisme honteux !

En Allemagne, nous avons l’hypocrisie de parler toujours d’idéalisme, en poursuivant toujours notre intérêt ; et nous nous persuadons que nous sommes idéalistes, en ne pensant qu’à notre égoïsme. Mais vous êtes biens pires : vous couvrez du nom d’Art et de Beauté (avec une majuscule) votre luxure nationale.

L’art est la vie domptée. L’empereur de la vie. Quand on veut être César, il faut en avoir l’âme. Vous n’êtes que des rois de théâtre :  c’est un rôle que vous jouez, vous n’y croyez même pas. Et, comme ces acteurs, qui se font gloire de leurs difformités, vous faites de la littérature avec les vôtres. Vous cultivez amoureusement les maladies de votre peuple, sa peur de l’effort, son amour du plaisir, des idéologies sensuelles, de l’humanitarisme chimérique, de tout ce qui engourdit voluptueusement la volonté et peut lui enlever toutes ses raisons d’agir. Vous le menez droit aux fumeries d’opium. Et vous le savez bien ; mais vous ne le dites point : la mort est au bout.

- Eh bien, moi, je dis : « Où est la mort, l’art n’est point. » L’art, c’est ce qui fait vivre.

La religion du Nombre - du nombre des spectateurs et du chiffre des recettes - dominait la pensée artistique de cette démocratie mercantilisée. A la suite des auteurs, les critiques docilement décrétaient que l’office essentiel de l’œuvre d’art est de plaire. Le succès est la loi ; et quand le succès dure, il n’y a qu’à s’incliner.

(…) oser tenir tête à l’opinion, lutter contre l’imbécilité publique, mettre à nu la médiocrité des triomphateurs du jour, défendre l’artiste inconnu, seul…

Christophe se rencontrait à dîner avec des financiers, des ingénieurs, des brasseurs de journaux, des courtiers internationaux, des espèces de négriers, - les hommes d‘affaires de la République. Ils étaient lucides et énergiques, indifférents aux autres, souriants, expansifs, et fermés (…) Presque tous étaient laids. Mais le troupeau de femmes, dans l’ensemble, était assez brillant.

Tous écrivaient - prétendaient écrire. C’était une névrose, sous la Troisième République. C’était surtout une forme de paresse vaniteuse - le travail intellectuel étant de tous le plus difficile à contrôler, et celui qui prête le plus au bluff (…) il y avait aussi parmi eux des grands penseurs et des grands ironistes, qui, lorsqu’ils écrivaient, mettaient leurs mots profonds et fins en italique, pour qu’on ne s’y trompât point.
Tous avaient le culte du moi : le seul culte qu’ils eussent. Ils cherchaient à le faire partager aux autres. Le malheur était que les autres étaient déjà pourvus. Ils avaient la préoccupation constante d’un public dans leur façon de parler, marcher, fumer, lire un journal, porter la tête et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est naturel aux jeunes gens, d’autant plus qu’ils sont plus insignifiants, c’est-à-dire moins occupés.

(…) l’amour (…) Ç’a toujours été l’occupation de ceux qui n’en ont point d’autre : faute d’aimer, ils « font l’amour » ; et surtout, ils l’expliquent.

Parmi les problèmes qui passionnaient alors cette petite cour d’amour, était l’égalité des femmes et des hommes dans le mariage et de leurs droits à l’amour.

Un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisième République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur (…) En face de Christophe, il représentait l’esprit d’ironie et de décomposition, qui s’attaquait doucement, poliment, sourdement, à tout ce qui qu’il y avait de grand dans l’ancienne société qui mourait : à la famille, au mariage, à la religion, à la patrie ; en art, à tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire (…) Tout lui était matière à littérature : ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il avait écrit des romans et des pièces où il narrait avec beaucoup de talent la vie privée de ses parents, leurs aventures intimes, celles de ses amis, les siennes, ses liaisons…

Il se demandait comment un peuple pouvait vivre dans cette atmosphère stagnante d’art pour l’art et de plaisir pour le plaisir.

La tentation était trop forte de pouvoir user du formidable mécanisme de centralisation administrative, qu’avait jadis construit le plus grand des despotes, et de n’en pas abuser. Il s’ensuivait une sorte d’impérialisme républicain, sur lequel était venu se greffer, dans les dernières années, un catholicisme athée.

Un nouveau pouvoir était entré en scène, qui s’était arrogé le gouvernement absolu des pensées : c’étaient les Libres Penseurs (…) ils formaient une Église de la Libre Pensée, qui avait ses catéchismes et ses cérémonies, ses baptêmes, ses premières communions, ses mariages (…) l’Eglise anticatholique avait ses francs-maçons, dont la maison mère, le Grand-Orient, tenait registre fidèle de tous les rapports secrets que lui adressaient, chaque jour, de tous les points de la France, ses pieux délateurs.

D’autres libres esprits s’attachaient à purifier l’art. Ils expurgeaient les classiques du XVIIè siècle, et ne permettaient pas que le nom de Dieu souillât les Fables de La Fontaine. Ils ne l’admettaient pas plus dans la musique ancienne ; et Christophe entendit un vieux radical (…) qui s’indignait qu’on osât donner dans un concert populaire les lieder religieux de Beethoven. Il exigeait qu’on changeât les paroles.

Il y avait là un fond d’idéalisme calviniste, janséniste, jacobin, une veille croyance en l’irrémédiable perversité de l’homme, que seul peut et doit briser l’orgueil implacable des Elus chez qui souffle la Raison, - l’esprit de Dieu. C’était un type bien français, le Français intelligent, qui n’est pas « humain ».

Christophe trouvait des maniaques d’idées abstraites, malades de logique, toujours prêts à sacrifier les autres à un de leurs syllogismes. Ils parlaient constamment de liberté, et personne n’était moins fait pour la comprendre et pour la supporter. Nulle part, des caractères plus froidement, plus atrocement despotiques, par passion intellectuelle, ou parce qu’ils voulaient toujours avoir raison.

Ces gens avaient l’air de croire en une société nouvelle. Peut-être y avaient-ils cru jadis : mais, en fait, ils ne pensaient plus qu’à vivre sur les dépouilles de la société qui mourait. Un opportunisme myope était au service d’un nihilisme jouisseur. Les grands intérêts de l’avenir étaient sacrifiés à l’égoïsme de l’heure présente ; on démembrait l’armée, on eût démembré la patrie pour plaire aux électeurs.

Un humanitarisme morbide rongeait la distinction du bien et du mal, s’apitoyait devant la personne « irresponsable et sacrée » des criminels, capitulait devant le crime et lui livrait la société.

- Peuple vous-même ! comme disait un ouvrier à l’un de ces braves gens qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant bourgeois que vous !

A la différence de ces artistes français qu’il étudiait, ingénieux inventeurs de formes nouvelles, qui s’épuisent à inventer sans cesse et laissent leurs inventions en chemin, il cherchait beaucoup moins à innover dans la langue musicale qu’à la parler avec plus d’énergie ; il n’avait point le souci d’être rare, mais celui d’être fort.

Rien ne pouvait davantage prêter le flanc à l’ironie française. La foi est un des sentiments que pardonne le moins une société raffinée : car elle l’a perdue.

Il écrivait pour son plaisir, et non pour réussir. Le vrai artiste ne s’occupe pas de l’avenir de son œuvre.

Il ne savait pas qu‘une grand âme n’est jamais seule, que si dénuée qu’elle soit d’amis par la fortune, elle finit toujours par les créer, qu’elle rayonne autour d’elle l’amour dont elle est pleine…

(…) tous les hommes étaient partout les mêmes ; il fallait en prendre son parti, et ne pas s’obstiner dans une lutte enfantine contre le monde ; il fallait être soi-même, avec tranquillité. Comme disait Beethoven, « si nous livrons à la vie les forces de notre vie, que nous restera-t-il pour le plus noble, pour le meilleur ? »

Il menait une vie rigoureusement chaste. Comme dit cet autre, « la carrière d’amant est une carrière d’oisif et de riche. » (…) Il n’y était pas seulement  indifférent : par réaction contre Paris, il s’était jeté dans une sorte d’ascétisme moral (…) La luxure n’était pas pour lui un péché comme les autres. C’était bien le grand Péché, celui qui souille les sources de la vie. Tous ceux chez qui le vieux fond chrétien n’a pas été totalement enseveli sous les alluvions étrangères, tous ceux qui se sentent encore aujourd’hui les fils de races vigoureuses, qui, au prix d’une discipline héroïque, édifièrent la civilisation de l’Occident, n’ont pas de peine à la comprendre. Christophe méprisait la société cosmopolite, dont le plaisir était l’unique but, le credo. Certes, on fait bien de chercher le bonheur, de le vouloir pour les hommes, de combattre les déprimantes croyances pessimistes, amassées sur l’humanité par vingt siècles de christianisme gothique. mais c’est à condition que ce soit une généreuse foi, qui veuille le bien des autres. Au lieu de cela, de quoi s’agit-il ? De l’égoïsme le plus piteux. Une poignée de jouisseurs cherchent à « faire rendre » à leurs sens le maximum de plaisirs avec le minimum de risques, en s’accommodant fort bien que les autres en pâtissent. - Oui, sans doute, on connaît leur socialisme de salon !…

- Qu’est ce qu’il y a d’étonnant ? dit-elle. Je suis comme tout le monde. Vous n’avez pas vu de Français ?
- Voilà un an que j’habite au milieu d’eux, dit Christophe ; et je n’en ai pas rencontré un seul qui parût penser à autre chose qu’à s’amuser, ou à singer ceux qui s’amusent.
- Bien oui, dit Sidonie. Vous n’avez vu que des riches. Les riches, c’est partout les mêmes. Vous n’avez encore rien vu.

La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant el corps, elle affranchit l’âme ; elle la purifie : dans les nuits et les jours d’inaction forcée, se lèvent des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n’a jamais été malade ne s’est connu jamais tout entier.

Ecrire était chez lui une manie héréditaire, ce besoin séculaire du bourgeois de province française, - la vieille race indestructible, - qui, chaque jour, écrit pour soi, jusqu’au jour de sa mort, avec une patience idiote et presque héroïque, les notes détaillées de ce qu’il a, chaque jour, vu, dit, fait, entendu, bu, pensé et mangé. Pour soi. Pour personne autre. Personne ne le lira jamais : il le sait ; et lui-même ne se relit jamais.

Mais au contact de l’esprit d’athéisme latent, qu’on respire à Paris, la foi d’Olivier commençait à s’effriter, sans qu’il s’en aperçut, comme une chaux trop fraîche tombe des mûrs, au souffle de la pluie. Il continuait de croire ; mais autour de lui, Dieu mourait.

Lui aussi, traversait un âge de crise, cet âge redoutable, où succombent des milliers de jeunes gens, qui s’abandonnent aux aberrations de leurs sens, et, pour deux ou trois ans de folie, sacrifient irrémédiablement toute leur vie.

Tout passe : le souvenir des paroles, des baisers, de l’étreinte des corps amoureux ; mais le contact des âmes, qui se sont touchés et se sont reconnues parmi la foule des formes éphémères, ne s’efface jamais.

Que faire de la beauté, que faire même de la joie, si on ne les goûte dans l’autre cœur ?

Il était dans  cette période de la jeunesse, où l’on a peine à se livrer, où l’on a l’air indifférent à des choses qui vous touchaient naguère et qui vous remueront plus tard. Les personnes âgées semblent parfois avoir des impressions plus fraîches, des jouissances plus naïves de la nature et de la vie que les jeunes gens de vingt ans. On dit alors que les jeunes gens sont moins jeunes de cœur et plus blasés. C’est le plus souvent une erreur. C’est qu’ils ont l’âme absorbée par des passions, des ambitions, des désirs, des idées fixes.

Quand il se heurtait à un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidité, et beaucoup par dégoût des moyens brutaux et grossiers qu’il fallait employer. Il gagnait sa vie en donnant des répétitions, en écrivant des livres d’art…

As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune ? As-tu jamais pénétré le tragique de l’esprit français ? T’es-tu jamais penché sur l’abîme de Pascal ? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l’art gothique, par la raison classique, et par la Révolution, -un peuple qui, vingt fois, a passé par l’épreuve du feu et s’y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois !… - Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins ; et ils jugent la France d’après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d’un jour…

La presse fuit la pensée, ou ne l’admet que si elle est un instrument de plaisir, ou l’arme d’un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu’à condition qu’on s’avilisse.

Mais Olivier, haussant doucement les épaules, lui demandait dans quel pays d’Europe on pouvait trouver un peintre dévoré du souffle de la Bible, à l’égal du puritain François Millet ; - un savant plus pénétré de foi ardente et humble que le lucide Pasteur, prosterné devant l’idée de l’infini (…) Chez le peuple de province d’où ils étaient sortis, ils avaient puisé cette foi, qui couvait dans la terre de France, et qu’essayait en vain de nier la faconde de quelques démagogues.

Christophe n’avait vu jusqu’alors que le bas socialisme, - celui des politiciens, qui faisaient miroiter aux yeux de leur clientèle affamée le rêve enfantin et grossier du Bonheur, ou, pour parler plus franc, du Plaisir universel que la Science, aux mains du Pouvoir devait, disaient-ils leur procurer.

La tolérance n’est grande que quand, au milieu des partis, elle est un héroïsme. Dans l’Europe d’alors, elle n’était le plus souvent qu’indifférence, manque de foi, manque de vie.

Olivier, railleurs, rappela à Christophe la parole du vieux Pierre de l’Estoile :
Il est aussi peu en la puissance de toute la faculté terrienne d’engarder la liberté françoise de parler, comme d’enfouir le soleil en terre, ou l’enfermer dedans un trou.

Le peuple ? (…) Ils sont quelques milllions qui n’usent même pas de leur droits d’électeurs. Que les partis se cassent la tête entre eux, le peuple n’en a cure, à moins qu’en se battant ils ne viennent  fouler ses champs (…) Rois, empereurs, républiques, curés, francs-maçons, socialistes, quels que soient ses chefs, tout ce qu’il leur demande, c’est de le protéger contre les dangers communs : la guerre, le désordre, les épidémies, - et, pour le reste, qu’il puisse en paix cultiver son jardin. Au fond, il pense : 
- Est-ce que ces animaux-là ne me laisseront pas tranquille ?

M. Arnaud était plein d’idées ; mais il n’avait ni le temps, ni le courage maintenant de les écrire. Il fallait trop se remuer pour faire paraître des articles, des livres : cela n’en valait pas la peine ; vanité inutile ! Il se jugeait si peu de chose auprès des penseurs qu’il aimait ! Il aimait trop les belles œuvres d’art pour vouloir « faire de l’art » : il eût estimé cette prétention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les répandre.

Mais aux yeux du public, ce masque d’ironie offrait, naturellement, peu d’attraits ; il était fait pour dérouter. On n’a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu’une vérité anémique.

Plus la France se démocratisait, plus sa pensée, son art, sa science semblait s’aristocratiser. La science, abritée derrière des idiomes spéciaux, au fond de son sanctuaire, et sous un triple voile, que seuls les initiés avaient le pouvoir d’écarter, était moins accessible qu’au temps de Buffon et ds Encyclopédistes (…) On eût dit qu’ils [les écrivains] ne tenaient pas à faire vaincre leurs idées, mais seulement à les affirmer.

Il faut aimer la vérité plus que soi-même mais son prochain plus que la vérité.

L’individualisme régnait dans tous les ordres de l’activité française : aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce (…) Être seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se mêler aux autres, de peur de sentir son infériorité en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillité de son isolement orgueilleux…

Enfin, ce sentiment terrible, qu’un Français craint de s’avouer, mais qui gronde souvent au fond de lui : qu’on n’est pas de la même race, qu’on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l’intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté : quand on y a goûté, rien qu’on ne lui sacrifie ! Cette libre solitude est d’autant plus précieuse qu’on a dû l’acheter par des années d’épreuves. L’élite s’y est réfugiée, pour échapper à l’asservissement des médiocres.

- Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de haine : Fuori Barbari ! ou : la France aux Français !
Pourquoi pas ? dit Christophe.
- Non, ce ne sont pas là des paroles françaises. En vain les propage-t-on chez nous, sous couleur de patriotisme. Bon pour les patries barbares ! La nôtre n’est point faite pour la haine. Norte génie ne s’affirme pas en niant ou détruisant les autres, mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et la Midi bavard…
- et l’Orient vénéneux ?
- et l’Orient vénéneux : nous l’absorberons comme le reste ; nous en avons absorbé bien d’autres ! (…) La Gaule a bon estomac ; en vingt siècles, elle a digéré plus d’une civilisation. Nous sommes à l’épreuve du poison… Libre à vous, Allemands, de craindre ! Il faut que vous soyez purs, ou que vous ne soyez pas. Mais nous autres, ce n’est pas la pureté qu’il s’agit, c’est d’universalité. Vous avez un empereur, la Grande-Bretagne se dit un empire ; mais en fait, c’est notre génie latin qui est impérial. Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis.
Cela va bien, dit Christophe, tant que la nation est saine et dans la fleur de sa virilité. Mais un jour vient où son énergie tombe ; alors, elle risque d’être submergée par l’afflux étranger.

(…) le professorat de Facultés impose avec le public un contact perpétuel (…) Il voyait le public, il le sentait, comme avec des antennes, il le savait composé, en majorité, de désœuvrés qui cherchaient uniquement à se désennuyer…

(…) il se mit à écrire. Il avait la naïve croyance qu’ayant une valeur artistique, cette valeur ne pouvait manquer d’être reconnue, sans qu’il fît rien pour cela.

Olivier se contentait d’envoyer des manuscrits par la poste, ou de les déposer au bureau du théâtre ou de la revue : ils y restaient des mois sans qu’on les lût. Le hasard fit pourtant qu’un jour il rencontra un de ses anciens camarades de lycée, un aimable paresseux (…) il ne connaissait rien à la littérature, ; mais il connaissait les littérateurs, ce qui valait beaucoup mieux…

Dans un tel état des choses, trois partis étaient possibles : briser les résistances par la force, se plier à des compromis humiliants ; ou se résigner à n’écrire que pour soi. Olivier était incapable du premier, comme du second parti ; il s’abandonna au dernier. Il donnait péniblement des répétitions pour vivre et il écrivait des œuvres qui, n’ayant aucune possibilité de s’épanouir à l’air, s’étiolaient, devenaient chimériques, irréelles.

(…) la pensée tendre et amère d’un brahmane de l’Inde antique : « L’arbre empoisonné du monde produit deux fruits plus doux que l’eau de la fontaine de la vie : l’un est la poésie, et l’autre est l’amitié »

Une élégance saine, une propreté morale et physique : cela sent le bon pain, la lavande, la droiture, la bonté.

Presque tous ceux qu’il voyait, dans les divers milieux bourgeois, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue.

Vous êtes tellement habitués par vos siècles d’éducation monarchique à ne rien faire par vous-mêmes que vous avez toujours l’air de bayer aux corneilles, dans l’attente d’un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l’intelligence et des vertus à revendre mais le sang vous manque.

Ne croyez pas que votre révolte isolée soit vaine ! Une conscience forte, et qui ose s’affirmer, est une puissance.

Que votre race soit la fille aînée de l’Eglise, ou celle de la Raison, cela n’importe guère. Mais qu’elle vive ! Tout est bien, qui exalte la vie. Il n’y a qu’un ennemi, c’est l’égoïsme jouisseur, qui tarit et souille les sources de la vie. Exaltez la force, exaltez la lumière, l’amour fécond, la joie du sacrifice. Et ne déléguez jamais à d’autres le soin d’agir pour vous. Agissez, agissez, unissez-vous ! Allons !…

Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l’ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l’humanité.

(…) une lassitude prenait Christophe de ce monde fiévreux et stérile, de ces batailles d’égoïsmes, de ces élites humaines, ces ambitieux, ces vaniteux, qui se croient la raison du monde et n’en sont que le mauvais rêve. Et tout son amour allait aux milliers d’âmes simples, de toute race, qui brûlent en silence, pures flammes de bonté, de foi, de sacrifice, - cœur du monde.

La lecture, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l’amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie ; il arrive même parfois qu’elle ait lu la pièce d’avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu’on sent…

L’art qui n’a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l’art qui ne sent point dans sa chair l’aiguillon de la tâche journalière, l’art qui n’a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité.

L’amour ! la pus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante quand il est une chasse au bonheur…

On en voit qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne santé, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui possèdent tous les moyens d’agir, de faire du bien, d’enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps à gémir qu’ils ne s’aiment pas, qu’ils en aiment d’autres, ou qu’ils n’en aiment pas d’autres, - perpétuellement occupés d’eux-mêmes, de leur rapport sentimentaux ou sexuels, de leurs prétendus droits au bonheur, de leurs égoïsmes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la comédie du grand amour, la comédie de la grande souffrance, et finissant par y croire… Qui leur dira :
-Vous n’êtes aucunement intéressant. Il est indécent de se plaindre, quand on a tant de moyens de bonheur ! (…)
S’ils avaient à gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s’ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n’oseraient plus en jouer la comédie révoltante…

Silence de la nuit. Sommeil à deux. Silence. Très loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L’aube point. L’angélus grêle tinte au clocher lointain, dans le petit jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la tiédeur du nid et les fait se serrer plus amoureusement.

Qu’il est laid parfois d’être sincère ! C’est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d’eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité ; et l’amour-propre y trouve encore son compte.

Elle n’avait même pas l’excuse d’ignorer son égoïsme : car, dans son art, il en faisait parade. Il savait ce qu’il faisait : l’égoïsme enchâssé dans l’art est le miroir aux alouettes, le flambeau qui fascine les faibles.

On ne peut faire du bien qu’en aimant celui qui souffre, en l’aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l’aimant et en le plaignant. L’amour est le seul baume aux blessures de l’amour.

Mon petit, disait Christophe, il ne fait pas toujours regarder dans le gouffre. On ne peut plus vivre.

Vous autres de France (…) jamais votre art n’a été plus fade qu’en ce temps, où vos artiste prétendent se mêler à l’action universelle.

Pour répandre le soleil sur les autres, il faut l’avoir en soi. Olivier en manquait. Comme les meilleurs d’aujourd’hui, il n’était pas assez fort pour rayonner la force à lui tout seul. Il ne l’aurait pu qu’en s’unissant avec d’autres. Mais avec qui s’unir ? Libre d’esprit et religieux de cœur, il était rejeté de tous les partis politiques et religieux. Ils rivalisaient tous entre eux d’intolérance et d’étroitesse. Dès qu’ils avaient le pouvoir, c’était pour en abuser.

D’ailleurs, un intellectuel a peine à se satisfaire de la charité toute simple (…) elle est, en général, trop modeste et trop pressée pour s’aventurer jusqu’aux racines du mal. Or, c’est là une recherche dont l’esprit d’Olivier ne pouvait se passer.

On a besoin, quand on est jeune, de se donner l’illusion qu’on participe à un grand mouvement de l’humanité, qu’on renouvelle le monde (…) On est si libre et si léger ! On ne s’est pas encore chargé du lest d’une famille, on n’a rien, on ne risque guère.

Les idées ne conquièrent pas le monde en tant qu’idées, mais en tant que forces. Elles ne prennent pas les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital qui, à certaines heures de l’histoire, s’en dégage (…) Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de tous pays (…) Mais nulle part ils ne plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent aucune barrière sanitaire entre l’élite et la foule.

Les idées s’usent vite dans une démocratie : d’autant plus qu’elles se sont plus vite propagées.

Il était comme dans tant d’hommes : ils n’ont aucune opinion, sinon qu’ils désapprouvent toutes les opinions exaltées ; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul ; et combien en sont capables ? Combien, même des plus clairvoyants, auront la témérité de s’arracher à l’esclavage de certains préjugés, de certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d’une même génération ? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D’un côté, la liberté dans le désert ; de l’autre côté, les hommes. Ils n’hésitent point : ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu’ils ne pensent pas.  Ce ne leur est pas très difficile : ils savent si peu ce qu’ils pensent !… 

Je ne suis pas un anarchiste : j’aime l’ordre nécessaire, et je vénère les Lois qui gouvernent l’univers.

(…) la simplicité littéraire n’est pas naturelle, mais acquise : conquête d’une élite. le peuple des villes ne peut pas être simple ; il va toujours chercher, de préférence, les expressions alambiquées.

Christophe, qui se trouvait dans une de ces périodes de liberté désœuvrée où l’esprit a terminé une œuvre et attend que s’en forme une nouvelle, n’était pas plus pressé qu’eux ; il restait volontiers, les coudes sur la table, à fumer, boire et causer. Mais Olivier était choqué dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes traditionnelles de discipline d’esprit, de régularité de travail, de temps scrupuleusement économisé ; et il n’aimait pas à perdre ainsi tant d’heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la gêne physique, l’antipathie secrète qui sépare les corps des races d’hommes différentes…

L’artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui spéculent sur elle. Une société qui laisse périr son élite, ou qui la rémunère d’une façon extravagante, est un monstre : elle doit être détruite. Chaque homme, qu’il travaille ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu’ils soit bon ou médiocre, doit être rémunéré, au taux non de sa valeur réelle - (qui est en les juge infaillible ?) - mais des besoins légitimes et normaux du travailleur. A l’artiste, au savant, à l’inventeur qui l’honorent, la société peut et doit assurer une pension suffisante pour leur garantir le temps et les moyens de l’honorer davantage. Rien de plus.

Il faut le dire crûment : tout homme qui possède plus qu’il n’est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur.

L’élite a beau vouloir se mêler à la foule : elle va toujours à l’élite, - l’élite de toutes les classes et de tous les partis, - ceux qui portent le feu.

Mais le réveil fut encore plus asphyxiant. Il se remémorait tous les détails de la fatale journée, la répugnance d’Olivier à sortir de la maison, ses instances pour rentrer, et il se disait avec désespoir : 
- C’est moi qui l’ait tué…
(…) Le jours de beau temps le torturaient. Il haïssait le soleil. La nature l’accablait de sa brutale sérénité (…) Tout bruit lui était odieux. Le silence, le silence, et la nuit !… Il n’y avait plus en lui que le vide et le besoin du vide.

On rêve peu à ceux qu’on a perdus, tat que leur perte nous déchire. Ils reparaissent plus tard, quand l’oubli vient.

Tu crois que ta pensée peut communiquer avec les autres pensées ? Il n’y a de rapports qu’entre des mots. Tu dis et tu écoutes des mots ; pas un mot n’a le même sens dans deux bouches différentes. Et ce n’est rien encore : pas un mot, pas un seul, n’a tout son sens dans la vie. Les mots débordent la réalité vécue.

La pauvreté des sentiments humains est inconcevable. En dehors de l’instinct du monde, rien n’existe qu’une poussière d’émotions. La plupart des hommes n’ont pas assez de vie pour se donner tout entier dans aucune passion. Ils s’économisent, avec une prudent ladrerie. Ils sont de tout, un peu, et ne sont tout à fait de rien (…) La passion est comme le génie : un miracle. Autant dire qu’elle n’existe pas !

S'il existe un Dieu bon, la plus humbles des âmes vivantes doit être sauvée.

Je suis la Vie qui combat le Néant (…) Je suis le Feu qui brûle dans la Nuit (…) Tu n'es pas seul, et tu n'es pas à toi. Tu es une de ms voix, tu es un de mes bras. Parle et frappe pour moi. Mais si le bras est rompu, si la voix est brisée, moi je reste debout ; je combat par d'autres voix, d'autres bras que les tiens. Vaincu, tu fais partie de l'armée qui n'est jamais vaincue. Souviens-toi, et tu vaincras jusque dans ta mort.

Et Christophe comprit la sagesse du vieux Haydn se mettant à genoux, chaque matin, avant de prendre la plume… Vigila et Ora. Veillez et priez. Priez le Dieu, afin qu'il soit avec vous. Restez en communion amoureuse et pieuse avec l'Esprit de vie !

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