Nombre total de pages vues

mardi 12 septembre 2017

« Littératures » de Vladimir Nabokov (1941-1958)

Quel est donc le véritable outil que doit utiliser le lecteur ? C’est l’imagination impersonnelle et le plaisir artistique. Ce qu’il faut chercher à établir, c’est, je crois un équilibre harmonieux entre l’esprit du lecteur et l’esprit de l’auteur. Il faut arriver à garder une certaine distance, et à jouir de cette distance même, tout en goûtant pleinement, en goûtant passionnément, en goûtant avec des larmes et avec des frissons, la texture intime de tel ou tel chef-d’œuvre. 

Il nous faut voir les choses et entendre les choses, il nous faut nous représenter les décors, les vêtements, les manières d’être des personnages de l’auteur. 

Nous avons tous des tempéraments différents, et je puis dès à présent vous dire que le meilleur qu’un lecteur puisse avoir, ou cultiver, est un composé de tempérament artistique et de tempérament scientifique. L’artiste à lui seul, dans son enthousiasme, a tendance à être trop subjectif dans son attitude à l’égard du livre […] Si toutefois quelqu’un veut se lancer dans une lecture en étant totalement dépourvu de passion et de patience —  la passion de l’artiste et la patience de l’homme de science —  ce quelqu’un pourra difficilement apprécier la grande littérature. 

Un grand écrivain combine les trois – conteur, pédagogue, enchanteur – mais chez lui, c’est l’enchanteur qui prédomine et fait de lui un grand écrivain. 

Je me souviens d’un destin où l’on voyait un ramoneur, qui tombait du toit d’un haut immeuble, remarquer en passant une faute d’orthographe sur une enseigne et se demander, tout en poursuivant sa chute, pourquoi personne n’avait pensé à la corriger. 

Cette capacité de s’étonner devant des petites choses en dépit du péril imminent, ces à-côtés de l’esprit, ces notes au bas des pages du livre de la vie, constituent les formes les plus hautes de la conscience, et c’est dans cet état d’esprit naïvement spéculatif, si différent du bon sens et de sa logique, que nous savons que le monde est bon. 

L’une des trois principales raisons pour lesquelles le très vaillant poète russe Goumilev fut exécuté par les sbires de Lénine il y a une trentaine d’années fut que tout au long de son interrogatoire, dans le sombre bureau du procureur, dans la salle des tortures, dans les enfilades de couloirs qui menaient au fourgon, dans le fourgon qui l’emmenait au lieu d’exécution, et sur ce lieu même, empli des piétinements du lourd et morne peloton d’exécution, le poète continua à sourire.

Les fous ne sont fous que parce qu’ils ont profondément et imprudemment démantelé un monde familier, mais n’ont pas le pouvoir – ou on perdu le pouvoir – d’en créer un nouveau aussi harmonieux que l’ancien. 

Les romans dont nous nous sommes imprégnés ne vous apprendront rien que vous puissiez appliquer aux bons gros problèmes de l’existence. Ils ne vous aideront ni au bureau, ni à la caserne, ni dans la cuisine, ni dans la chambre des enfants. En fait, les connaissances que j’ai essayé de partager avec vous ne sont que luxe pur et simple […] Mais elles peuvent vous aider. […] à éprouver la pure satisfaction que donne une œuvre d’art inspirée et précise. 

…et si quelqu’un pense qu’il n’arrivera jamais à éprouver de véritable plaisir à la lecture des grands écrivains, alors ce quelqu’un ne doit pas les lire du tout. 

L’essentiel est de faire l’expérience de ce petit frisson dans quelque région de la pensée ou de l’émotion. On court le risque de rater ce qu’il y a de meilleur dans la vie si l’on ne sait pas trouver d’occasion de vibrer, si l’on n’apprend pas à se hisser un peu au-dessus de là où l’on se situe ordinairement, afin de goûter les fruits les plus beaux et les plus rares que peut nous offrir la pensée humaine. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire