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lundi 19 août 2013

« Carnets d’oflag » de Georges Hyvernaud (1999)

Me voilà tout un jour malheureux et furieux pour mon lit qu’on voudrait changer malgré moi. Incapable d’une réflexion sérieuse. Cette petite contrariété suffit à tout chasser. On comprend qu’il faille à toute vie studieuse du loisir, de l’aisance. (Juste le mot qui convient : ne sentir aucune gêne, aucun frottement – n’être pas à l’étroit dans sa vie comme dans une chaussure trop juste.) Les pauvres, il n’est pas possible qu’ils s’évadent par l’esprit de leur pauvreté. Ils sont condamnés à toutes les pauvretés.

La captivité semble revaloriser certains de nos souvenirs. Cette minute banale de mon passé, je la trouvais inexplicablement riche. Sa signification la dépassait infiniment.

Bien se tenir. Forte valeur de ces mots : une solide possession de soi par soi. L’homme saisi, serré, dressé – par lui-même.
Ici, on « se tient mal. »
Tout ce que cela implique d’affaissement et d’abdication.

Il n’y a que l’événement qui nous puisse révéler à nous-mêmes. C’est le danger qui m’assurera de mon courage ou de ma lâcheté. Beauté des temps d’épreuve – des temps où je m’essaye, bon gré mal gré ; où je suis forcé de prendre ma mesure. Époques de haute conscience de soi. Avant, on dormait. Les années dures, comme les couches dures, aident à se réveiller.

La vérité, c’est que les natures exceptionnelles restent hautes malgré la souffrance. Elle désagrège les autres.

Gens Bien : lisent « pour se distraire ». Alors qu’au lieu de divertir le livre doit avertir, et qu’il y faut chercher non point l’oubli, mais conscience de ce qui est (…) Romans policiers (…) Contentent un certain mépris de la littérature (…) Le bourgeois, exclu par l’artiste, exclut l’artiste.

Leur bonheur, quand on sait ce qu’il était, on ne s’étonne pas trop qu’ils n’aient pas eu envie de mieux le défendre.

Très bien de n’accepter point ce qui est. Mais que ce soit le point de départ d’un effort pour surmonter. Non l’occasion de se réfugier frileusement, peureusement, dans ce qui a été.

Il est de ces types empressés, affairés, qui ne peuvent vivre sans avoir quelque chose à ordonner et à organiser… Un de ces despotes bons enfants dont la féroce volonté de puissance s’exerce dans un univers microscopique.

Le sens de la vie : un problème que les pauvres, les gens qui crèvent de faim, les gens e fatigue et de peine, ne se posent guère. Il y faut du loisir. Quand on a à gagner sa vie, on est comme un homme dans un fleuve – il s’agit seulement de ne pas couler.

« Tout serait perdu si, par je ne sais quelle fascination, la misère morale des riches devenait l’objet de la convoitise des pauvres. » (Edgar Quinet)

La pitié : mauvaise parce qu’elle diminue la résistance de ceux à qui elle s’adresse.

« La pensée de vaut rien pour penser » (Goethe).

Obligés de constater qu’ils sont vides. Toutes leur vie était employés à le dissimuler – ce qu’ils appelaient leur vie, cette agitation entassée dans chaque journée. Et les autres aussi, les employés, les collègues, la famille, les aidaient à ne pas s’en apercevoir. Mais ici l’illusion n’est pas possible. Il faut bien se voir comme on est : nu, nul.
L’épreuve vous révèle à vous-même. Une expérience qu’il est préférable d’éviter !… Pour ce qu’on trouve !…

Dans « Notre jeunesse » (1910), Péguy définit le monde moderne : « Le monde qui fait le malin. » « Le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent (…) Le monde bourgeois et capitaliste est presque tout entier, pour ainsi dire tout entier consacré au plaisir. On trouverait encore un très grand nombre d’ouvriers et pas seulement des vieux qui aiment le travail (…) la dérision et le sarcasme et l’injure sont des barbaries ».

A partir d’un certain âge on se fait plus d’amis, parce qu’il n’est plus possible de partager son passé. On a chacun le sien. On ne l’a plus en commun. 

Le grand péché est la simulation. Et chacun est simulateur : si l’on nomme ainsi celui qui n’est pas selon lui-même, qui ne vit pas conformément à lui-même, qui n’est pas fidèle à soi. L’inquiétude en chaque homme : n’être pas ce qu’il EST. Et en avoir conscience, vaguement.

(Deux sortes d’écrivains : ceux qui vont de la littérature à la vie et ceux qui vont de la vie à la littérature. Ceux qui ne sortent pas de la littérature ne comptant pas.)

Ce qui unit les êtres, c’est ce qu’ils font ensemble : un enfant, un pont, un monde. L’important c’est de se subordonner à un but – et que ce but soit but commun.

Les projets, c’est un luxe de riche. Quand on a cassé la croûte, on se dit qu’en voilà pour une bonne journée. On tiendra un peu plus.

Statue de la liberté à New York. A. Philip dit que les Américains eux aussi consacrent des statues à leurs morts illustres !

… opposer la critique est l’expérience de la rencontre.

Origine de la bourgeoisie (Pirenne, Moyen Age). Des paysans qui fuient la terre et le seigneur, qui deviennent mendiants, soldats, pilleurs d’épaves. C’est parmi ces déracinés et ces aventuriers que se recrutent les premiers marchands (qui s’associent par exemple pour porter vers les régions qui en manquent le blé des régions où il abonde). Race audacieuse. Suspecte à l’Eglise qui condamne le commerce, le profit. Peuple les villes, fonde les villes, fonde un droit à elle, dont le premier article est la liberté, non pas liberté abstraite, mais le droit que n’a pas le paysan d’aller où l’on veut, qui est pour le commerçant un besoin professionnel.

L’homme au ventre creux qui va d’horizon en horizon. Dans un troupeau pas lavé et gémissant – l’homme dans sa situation véritable. Songé, sous ma couverture sale, dans ma paille, qu’il faudrait expliquer ces choses à Marie-Claude dans une « lettre à une petite fille ». je lui dirais le prix des biens simples – l’eau (…) la chaleur, le pain…

Ce qui me soutenait, moi, quand je tirais mes pieds de la neige, pas après pas, le genou enflé, tout le corps douloureux, c’était le mot de Saint Ex. : « Une bête ne ferait pas ça. »

Extraits d’une « Lettre à une petite fille » :

Quand je m’étends dans ma paille, le soir, crevant de faim et de fatigue, grelottant sous ma couverture crasseuse, et bien heureux encore d’avoir une couverture, je me dis que c’est ça la situation véritable de l’homme. Et connue comme il faut la connaître ; pas par le cerveau, pas par des philosophies ; mais par la chair exténuée. Alors, on voit clair. On voit que les maisons à dix étages, les téléphones et les frigidaires et l’argent au carrefour, tout cela n’est qu’apparence. Apparence le livre sous la lampe, et les amis autour de la table, apparence les stabilités et les sécurités. Mais la faim, la servitude, la fièvre, la fuite, c’est du vrai, cela, du solide. Les constantes, les permanences de notre destin.
Depuis des semaines nous nous traînons à travers des plaines désespérées, dans la neige, sous la neige, dans le dégel et la boue, sans savoir vers quoi nous sommes menés, ni si ça finira jamais. Dans des villages hors du temps, des hommes et des femmes nous regardent passer avec une stupeur de bêtes. Des Polonais, des Ukrainiens, des Serbes, comment savoir ? Empaquetés dans des guenilles couleur de terre et de muraille. Tous esclaves. Ils font penser à ces paysans du Moyen Âge dans les livres d’histoire. (…)
J’ai réfléchi à ces choses en marchant sur les routes. Bien qu’on ne pense guère lorsque chaque pas fait éclater dans tout le corps une souffrance au-delà de laquelle il semble qu’il n’y ait plus qu’à mourir. Cela vous tient dans les genoux, dans les épaules, dans les cuisses partout. Et ça vous brûle, ça vous mord. Et il y a les pieds pourris de gel. Il ya le ventre tordu de dysenterie. On tousse. On geint. On n’est plus qu’un tas de douleurs. Alors, rien que de faire un pas devient un effrayant problème. Soulever une fois encore son pied et le poser un peu plus loin. Soulever une fois encore son pied et le poser un peu plus loin. Réussir une fois de plus à arracher son pied de la neige et à le porter en avant. Rien que ça. Minime victoire d’un instant, mais qui exige tant de vouloir. Tant d’astuce : parce qu’il y a moyen de ruser avec ce corps éreinté. En s’y prenant bien, en calculant juste, on parvient à économiser un peu de peine, à réduire quand même son mal (…)

Jouer aux idées, cela m’est arrivé à moi aussi. Autrefois. Ce n’est pas tellement difficile : tout le secret est faire comme si la réalité n’existait pas. Mais quand on y est en plein, dans la réalité, on ne se dit plus que deux ou trois choses banales. Deux ou trois choses qui comptent vraiment. Évidentes, essentielles. Des choses sérieuses. Nées d’une expérience sans tricherie. Des choses d’homme. Le reste, bon pour les singes de salon ou d’académie.
On se demande pourquoi on est là, et pourquoi on le fait, pourquoi on tient, comment on tient. Étonnement devant ces ressources qu’on n’avait pas conscience de posséder. (…)
De tant de pages qu’on a lues, de tant de mots, combien en st-il qui puissent aider à vivre quand la vie devient mauvaise à l’homme ? Mais aussi pas de moyen plus sûr pour évaluer la qualité d’une œuvre. C’est autre chose que les décisions d’un critique qui écrit dans les journaux. Quand une phrase d’un livre vient vous chercher dans votre nuit et vous porter secours, alors il n’y a pas à s’y tromper : le signe de la grandeur est sur ce livre-là (…)

Dans le monde de la guerre, on est seul. Enfermé dans son propre drame, attentif uniquement à soi. Celui-là sera durement déçu qui s’ouvre et s’offre à tous, et quête de la bienveillance autour de lui. Ne pas trop attendre des autres ; mais n’en pas attendre trop peu. Cet homme capable de voler un morceau de pain, il est capable aussi bien d’offrir son dernier morceau de pain (…) Et au total, il faut quand même croire en l’homme.
Croire en l’homme et croire en la vie (…)

Je voudrais t’enseigner les simples richesses, l’eau et le pain, et la paille des granges – la paille épaisse et secourable où l’on s’étend et s’étire, et qui fait sous votre poids son doux bruit de soie et de pluie. Le pain, l’eau (…) Ceux qui n’ont jamais eu qu’à tourner un robinet pour en avoir autant qu’ils voulaient ignorent un secret important.

Quand un homme fait le bilan de ce que l’existence lui a appris, il arrive vite au bout de son compte. Et ce qu’il dénombre ainsi n’est jamais bien subtil ni bien profond. Mais au moins c’est à lui. Il l’a acheté et payé à son prix de sueur et de sang. Il ne l’a pas emprunté. Il ne le répète pas d’après les autres. Il peut en faire don à son enfant.

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