… Gand, où le Jugement dernier
est déjà terminé et l’humanité entrée dans la stabilité. La prairie
paradisiaque et la partie supérieure du retable, avec le Seigneur en majesté au
centre et nos premiers parents aux extrémités, représentent le royaume des
cieux dans son état définitif. D’où cette inscription, sous le degré du trône
du Tout-Puissant : « Vie sans mort, jeunesse sans vieillesse, joie
sans tristesse, sécurité sans peur ».
(…) les plantes et les fleurs
édéniques – une cinquantaine d’espèces – sont peintes avec une minutie de
naturaliste. Les botanistes ont identifié dans la praire céleste fraisiers,
groseillers, trèfle, muguet, chélidoine, ficaire, aspérule (…)
C’est bien la béatitude infinie
qui émane de cette œuvre représentant un espace idéal, d’une beauté
surnaturelle, qui baigne dans la clarté sereine d’un matin paradisiaque.
L’humanité, rachetée et pardonnée, a enfin atteint le jardin heureux où tout
est en paix, lumière et chant.
Si on compare l’ensemble de
l’iconographie et de la littérature chrétiennes sur le paradis avec les
passages que les Evangiles
consacrent au bonheur éternel, on est frappé par un contraste saisissant. Car
ils décrivent avec une extrême sobriété le « royaume des cieux »,
expression classique du judaïsme et des Evangiles pour désigner la joie et la
paix définitives en présence de Dieu.
Mais le mot
« paradis », qui jusqu’au VI siècle au moins, et même plus tard
encore, ne désignait que le jardin d’Eden, en vint de plus en plus à signifier
le lieu du bonheur éternel. Montant de la terre au ciel, il emporta avec lui
toutes ses beautés horticoles.
Une association s’est produite,
notamment dans l’iconographie, entre l’Apocalypse et la scène du Jugement
dernier anticipée par saint Mathieu au chapitre 25 de son Evangile. Ces deux
textes eschatologiques sont en consonance l’un avec l’autre et se sont
renforcés mutuellement par la richesse et la puissance de leurs images.
L’Apocalypse et la Cité de Dieu
se sont donc épaulées l’une l’autre pour fournir aux lecteurs un stock d’images
paradisiaques (…)
Le chemin du paradis passe par
l’Eglise : tel est bien le message majeur du livre de Saint Augustin.
« La Hiérarchie
céleste » (…) le Pseudo-Denys semble avoir été un Syrien écrivant à la fin
du Vè siècle ou au début du VIè siècle. Apparemment, c’était un néo-platonicien
converti au christianisme.
Le judaïsme ancien connaît les
chérubins (un nom mésopotamien) et les séraphins. Puis Saint Paul distingua
parmi les anges les « trônes », les « souverainetés », les
« autorités », les « puissances » (Col. 1, 16) auxquels il
ajouta les « pouvoirs » (Ep.1, 21), mais sans les hiérarchiser. Les
Pères de l’Eglise s’interrogent sur le nombre des ordres angéliques. Cyrille de
Jérusalem et Chrysostome en dénombrèrent neuf.
La première hiérarchie comprend
les « séraphins », esprits de feu et d’amour, les
« chérubins » remplis de science divine, et les « trônes »,
logés eux aussi à l’étage le plus élevé du ciel. La deuxième est composée des
« dominations », qui sont constamment au service de Dieu et dominent
les autres esprits, des « vertus » qui communiquent la force divine
aux ordres inférieurs, et des « puissances » qui prêtent aux autres
leur aide bienveillante. Enfin, la troisième hiérarchie compte les
« principautés », les « archanges » et les
« anges », ces derniers en contact direct avec les humains (…) les
élus seront « étagés » dans le ciel de la même façon que les esprits
angéliques.
Dante (…) « La Divine
comédie » achevée peu avant sa mort, en 1321, et, comme saint Thomas
d’Aquin, il se conforma (…) dans le « Paradis » à la nomenclature
héritée du Pseudo-Denys (…) l’une des inventions les plus géniales de Dante est
d’avoir imaginé, dans la partie la plus élevée du ciel, l’empyrée, comme une
rose mystique. Semblable à un amphithéâtre « aux mille gradins »,
cette rose est formée de tous les élus qui, bénéficiant du privilège du
bilocalisation, ont aussi la faculté d’être présents dans les diverses sphères célestes
que le poète et Béatrice traversent en s’élevant de ciel en ciel (…) les élus
et les esprits célestes n’ont pas tous la même capacité de béatitude – d’où
leur plus ou moins grand éloignement par rapport au centre de la rose et leur
distribution verticale entre les divers cieux – mais la capacité de chacun est
parfaitement comblée.
Et la Confession orthodoxe,
considérée comme le formulaire officiel des Eglises orthodoxes depuis le XVIIè
siècle, déclare formellement : « Il
y a neuf chœur d’anges divisés en trois ordres ou hiérarchies. »
Le lieu du bonheur éternel est la
cité céleste (…)
« Au milieu de la place de la cité et des deux bras du fleuve, est
un arbre de vie produisant douze récoltes. Chaque mois il donne son fruit et
son feuillage sert à la guérison des nations (…) Il n’y aura plus de
nuit. » (Apocalypse de saint Jean)
Le livre de Baruch et
l’Apocalypse de Jean affirment tous deux que Dieu tient en réserve auprès de
lui une cité céleste destinée aux élus (… )
L’ Apocalypse de Paul évoque la cité céleste plus longuement que le
livre de Baruch. Compte tenu de son influence au Moyen Age, elle doit être rapprochée
de l’Apocalypse de Jean (…)
Les cathédrales médiévales
étaient souvent conçues et comprises comme des figures de la cité céleste et en
intégraient des éléments.
Cette évocation chrétienne d’un
jardin du bonheur, terre heureuse des origines devenue séjour d’attente ou les
élus sont déjà dans le repos et la paix, s’est très tôt enrichie d’éléments
empruntés aux traditions religieuses et poétiques des Grecs et des Latins. Les
thèmes de l’âge d’or, des Champs Elysées, des Iles Fortunées et du paradis
orphique promis aux initiés, avec ses prairies émaillées de fleurs et ses
arbres chargés de fruits, se fondirent ainsi avec celui du verger des origines.
Une discussion s’est ouverte
entre historiens sur les raisons pour lesquelles on a appelé
« parvis » - paradisus en
latin – l’atrium ou quadriportique précédant une église (…) Est-ce parce que
ces quadriportiques faisaient fonction de cimetières ? Est-ce parce que,
dans le cas de Saint-Pierre de Rome, la façade de la basilique donnant sur
l’atrium comportait une mosaïque consacrée à l’Apocalypse ? (…) Le parvis,
champs de paix en l’attente de la résurrection, était le nouveau paradis
terrestre d’où les justes entreraient après le Jugement dernier dans la
Jérusalem céleste symbolisée par l’église.
Quand et comment le mot
« paradis » a-t-il glissé du sens de jardin d’Eden – ou de jardin
d’attente- à celui de royaume des cieux ? Une première étape a consisté à
décrire le lieu d’attente des justes comme un jardin de bonheur.
(…) en 1459, l’élève de Fra
Angelico, Benozzo Gozzoli, avait adopté, un parti différent à la chapelle du
palais Medici-Riccardi de Florence (…) mais la plupart des anges sont descendus
au niveau de Bethléem et du jardin paradisiaque, entourant le lieu de la
naissance de l’enfant-Dieu. La milice céleste venue exceptionnellement sur
terre se répartit en plusieurs groupes : des anges jardinent et cueillent
des roses ; d’autres, plus nombreux, prient, agenouillés de part et
d’autre de l’enfant et de sa mère…
Autre œuvre significative de la
joie paradisiaque de Noël, la Nativité (Londres, National Gallery) peinte par
Botticelli aux environs de 1500. Les anges y tiennent une telle place (…) Il y
a des anges partout : douze danses en se donnant la main dans un jardin
irréel situé au-dessus du ciel…
La France a été, plus que tout
autre, le pays des noëls. Il y eut, au XVè siècle et, plus encore, au XVIè
siècle, une floraison de pièces à chanter ayant pour thème la naissance de
Jésus.
Jessé, le père de David. Isaïe
(11,1) avait prophétisé : « Un
rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses
racines. » (…) Cet arbre, dans l’esprit des évangélistes puis dans la
pensée de ceux qui le reproduisirent en images, symbolisait à la fois
l’incarnation de Dieu dans l’histoire et, grâce au Rédempteur issu de Jessé et
de David, l’assomption finale de l’humanité au ciel de l’éternel bonheur.
L’au-delà n’est plus situé dans
le ciel. Il n’est plus un lieu. Il perd ses couleurs et ses formes. Est-ce à
dire qu’il s’est évanoui ? Jésus n’a pas décrit le paradis, mais il a
affirmé la réalité d’un avenir éternel de paix et de bonheur.
Les textes spirituels de l’époque
révèlent un vocabulaire inspiré par l’idéologie monarchique. Saint Thérèse
d’Avila parle de la « majesté
extraordinaire » de Jésus (…) Elle qualifie le Seigneur de « Roi, puissant, sage et riche de tous
biens » (…) Thérèse affectionnait l’expression « Sa Majesté ».
Pascal, dans ses
« Pensées », s’est bien gardé de décrire le paradis chrétien, se
contentant de qualifier de « ridicule »
celui de Mahomet et d’affirmer que le « gouffre
infini » créé par le bonheur perdu à la suite du péché originel « ne peut être rempli que par un objet
infini et immuable, c’est-à-dire par Dieu lui-même. »
Un survol, même rapide, du
discours paradisiaque chrétien révèle au contraire qu’il a toujours été
constitué de deux éléments qui ont longtemps cohabité sans problème, malgré une
apparente contradiction entre eux. Il a, d’une part, utilisé des images, les
plus belles possible, évoquant la Jérusalem d’en haut, le jardin d’Eden
définitivement retrouvé, la cour céleste, les anges musiciens (…) Mais il a,
d’autre part, constamment affirmé que le bonheur de l’au-delà est indicible et
irreprésentable (…) A l’origine de cette filière sont les deux Epîtres de saint
Paul aux Corinthiens (…) la sagesse divine est « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, et,
ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux
qui l’aiment. »
Saint Patrick (mort vers 461),
l’apôtre de l’Irlande, s’appuie sur le texte de saint Paul pour dire
l’impossibilité de concevoir le paradis.
Le catéchisme du concile est
Trente est clair sur la question (…) « Il
est vrai que dans la Sainte Ecriture, nous trouvons un bon nombre d’expressions
pour le désigner, comme « Royaume de Dieu, de Jésus-Christ, des cieux,
Paradis, Cité sainte, nouvelle Jérusalem, maison du Père ». Mais il est
évident qu’aucun de ces noms ne suffit pour en exprimer la grandeur. »
Swedenborg (1668-1772). Le
paradis lui-même comporte de bas en haut trois niveaux : le paradis
naturel, le paradis spirituel et le paradis céleste. Toute une dynamique de
purification permet la montée vers le sommet, comme chez Origène (…) Plus de
blocage éternel dans la fixité de la vision béatifique. On n’a jamais fini de
rendre service. Le bonheur du paradis consiste à aimer toujours davantage Dieu
et les autres. Cette insistance nouvelle sur l’inépuisable dynamique
spirituelle de la vie paradisiaque n’a pas par par hasard coïncidé avec la
découverte par la pensée occidentale de la notion de progrès.
Pour Leibniz, un des inventeurs
de la notion de progrès, le bonheur dans l’au-delà « ne consiste pas dans une parfaite possession (…) Il ne peut être
qu’un progrès continu et ininterrompu vers un plus grand bien »,
opinion partagée aussi par Kant.
Sainte Thérèse de Lisieux
rejoignit le courant de pensée qui postulait une intense activité au paradis.
« Mon ciel est de rester toujours en sa présence,
De l’appeler mon Père et d’être son enfant… »
Swedenborg renforça (…) la
conviction ancienne selon laquelle le monde de l’au-delà ressemble concrètement
au nôtre.
Elisabeth de la Trinité, comme
Thérèse, est morte à vingt-six ans en 1906. « Pacifiez
mon âme ; faites-en votre ciel, votre demeure aimée et le lieu de votre
repos. » A une postulante elle assurait qu’une carmélite s’identifie
avec Celui qu’elle aime « et le
trouve partout. N’est-ce pas le ciel sur terre ! Ce ciel vous le portez en
vous. »
« Le royaume des cieux n’est pas seulement près de toi, mais en
toi » (Luther)
Le « ciel » vécu par
l’âme qui a su fermer les yeux, telle est, en bref, l’expérience mystique.
(…) dans le jardin fleuri du
Paradis de Giovanni di Paolo (New York, Metropolitan Museum), non seulement des
anges accueillent des élus avec tendresse (…) mais les habitants de l’Eden
éternel, en général par groupes de deux, s’entretiennent entre eux dans la plus
parfaite compréhension mutuelle.
« Au paradis, tous peuvent dire de chaque particulier : c’est
un autre moy-mesme ; en telle sorte que chacun est aussi aise du bonheur
et contentement de son compagnon, que du sien propre » (Drexel,
« Tableau des joyes du paradis », première moitié du XVIIè siècle)
Même s’il existe dans le ciel une
« aussi grande inégalité de
couronnes que de mérites », néanmoins chacun est content de son sort
(…) Ainsi dans la situation paradisiaque chacun « jouit du bonheur de tous, pource que les aimant tous comme
luy-mesme et, estant réciproquement aimé de tous, il fait son propre de leur
propre bonheur. »
(…) « la consolation de revoir les êtres chers au ciel ne sera pas
une distraction de la jouissance du Souverain Bien… Au contraire »
(C.I. Ansaldi, 18ème siècle)
« Si les bienheureux ne se reconnaissent pas les uns les autres,
quelle idée pourrait-on se faire du bonheur du ciel ? Il faudrait
nécessairement s’imaginer une multitude d’êtres isolés les uns des autres, sans
action ni rapports réciproques, immobiles, absorbés dans une contemplation
immuable » (préface du livre « au ciel on se reconnaît », de
François-René Blot, 1863)
L’Eglise de la terre et la
Jérusalem céleste forment un seul ensemble qui est la cité de Dieu. Saint
Augustin a partagé la même conviction. Il a enseigné que les mérites des
martyrs sont les trésors des fidèles sur terre et que ceux-ci sont le
« fruit de leurs labeurs ». Du haut du ciel les martyrs ne cessent
d’intercéder pour les vivants.
La circulation des biens
spirituels se fit intense entre l’ici-bas et l’au-delà, une « communion
d’amour » unissant tous les membres des Eglises triomphantes (le paradis),
souffrante (le purgatoire) et militante (la terre).
Mais pour Calvin, être au
paradis, ce n’est pas se parler les uns aux autres et s’écouter les uns les
autres, mais seulement jouir de Dieu, faire sa volonté et se reposer en lui.
"Nous n'avons pas perdu
nos êtres chers qui ont quitté cette vie ; nous les avons seulement envoyés
devant nous. Nous aussi nous partirons et nous irons vers cette vie où ils nous
seront plus chers que jamais, comme aussi ils seront mieux connus de nous. Et
là, nous pourrons les aimer sans crainte de séparation". (Saint-Augustin)
« Bien que tous les élus soient indissolublement élus en une
parfaite charité, il y a toutefois une singulière communication, une joyeuse et
sainte familiarité entre ceux qui se sont réciproquement aimés sur terre (…) Ce
saint amour n’est aucunement diminué entre eux dans la vie
éternelle ; au contraire, il leur apporte une plus grande abondance de
joie et de contentement spirituel. » (Dialogues de Sainte Catherine de
Sienne)
Saint Vincent Ferrier, dans un
sermon, assure à ses auditeurs qu’« à
la mort d’une sainte et dévote personne accourent les anges, les parents et les
enfants morts en bas âge, et lorsqu’ils réalisent que leur père et leur mère
sont à toute extrémité, ils demandent aux Christ de pouvoir accueillir cette
âme. »
Thérèse d’Avila raconte qu’un
jour, Dieu l’ayant « avec une
irrésistible impétuosité », enlevée à elle-même, elle fut « transportée en esprit au ciel ».
Et là, dit-elle, « les premières
personnes que je vis furent mon père et ma mère. »
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