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lundi 4 février 2013

« Une histoire du paradis-III – Que reste-t-il du paradis ? » de Jean Delumeau (2000)


… Gand, où le Jugement dernier est déjà terminé et l’humanité entrée dans la stabilité. La prairie paradisiaque et la partie supérieure du retable, avec le Seigneur en majesté au centre et nos premiers parents aux extrémités, représentent le royaume des cieux dans son état définitif. D’où cette inscription, sous le degré du trône du Tout-Puissant : « Vie sans mort, jeunesse sans vieillesse, joie sans tristesse, sécurité sans peur ».
(…) les plantes et les fleurs édéniques – une cinquantaine d’espèces – sont peintes avec une minutie de naturaliste. Les botanistes ont identifié dans la praire céleste fraisiers, groseillers, trèfle, muguet, chélidoine, ficaire, aspérule (…)
C’est bien la béatitude infinie qui émane de cette œuvre représentant un espace idéal, d’une beauté surnaturelle, qui baigne dans la clarté sereine d’un matin paradisiaque. L’humanité, rachetée et pardonnée, a enfin atteint le jardin heureux où tout est en paix, lumière et chant.

Si on compare l’ensemble de l’iconographie et de la littérature chrétiennes sur le paradis avec les passages  que les Evangiles consacrent au bonheur éternel, on est frappé par un contraste saisissant. Car ils décrivent avec une extrême sobriété le « royaume des cieux », expression classique du judaïsme et des Evangiles pour désigner la joie et la paix définitives en présence de Dieu.

Mais le mot « paradis », qui jusqu’au VI siècle au moins, et même plus tard encore, ne désignait que le jardin d’Eden, en vint de plus en plus à signifier le lieu du bonheur éternel. Montant de la terre au ciel, il emporta avec lui toutes ses beautés horticoles.

Une association s’est produite, notamment dans l’iconographie, entre l’Apocalypse et la scène du Jugement dernier anticipée par saint Mathieu au chapitre 25 de son Evangile. Ces deux textes eschatologiques sont en consonance l’un avec l’autre et se sont renforcés mutuellement par la richesse et la puissance de leurs images.

L’Apocalypse et la Cité de Dieu se sont donc épaulées l’une l’autre pour fournir aux lecteurs un stock d’images paradisiaques (…)
Le chemin du paradis passe par l’Eglise : tel est bien le message majeur du livre de Saint Augustin.

« La Hiérarchie céleste » (…) le Pseudo-Denys semble avoir été un Syrien écrivant à la fin du Vè siècle ou au début du VIè siècle. Apparemment, c’était un néo-platonicien converti au christianisme.
Le judaïsme ancien connaît les chérubins (un nom mésopotamien) et les séraphins. Puis Saint Paul distingua parmi les anges les « trônes », les « souverainetés », les « autorités », les « puissances » (Col. 1, 16) auxquels il ajouta les « pouvoirs » (Ep.1, 21), mais sans les hiérarchiser. Les Pères de l’Eglise s’interrogent sur le nombre des ordres angéliques. Cyrille de Jérusalem et Chrysostome en dénombrèrent neuf.

La première hiérarchie comprend les « séraphins », esprits de feu et d’amour, les « chérubins » remplis de science divine, et les « trônes », logés eux aussi à l’étage le plus élevé du ciel. La deuxième est composée des « dominations », qui sont constamment au service de Dieu et dominent les autres esprits, des « vertus » qui communiquent la force divine aux ordres inférieurs, et des « puissances » qui prêtent aux autres leur aide bienveillante. Enfin, la troisième hiérarchie compte les « principautés », les « archanges » et les « anges », ces derniers en contact direct avec les humains (…) les élus seront « étagés » dans le ciel de la même façon que les esprits angéliques.

Dante (…) « La Divine comédie » achevée peu avant sa mort, en 1321, et, comme saint Thomas d’Aquin, il se conforma (…) dans le « Paradis » à la nomenclature héritée du Pseudo-Denys (…) l’une des inventions les plus géniales de Dante est d’avoir imaginé, dans la partie la plus élevée du ciel, l’empyrée, comme une rose mystique. Semblable à un amphithéâtre « aux mille gradins », cette rose est formée de tous les élus qui, bénéficiant du privilège du bilocalisation, ont aussi la faculté d’être présents dans les diverses sphères célestes que le poète et Béatrice traversent en s’élevant de ciel en ciel (…) les élus et les esprits célestes n’ont pas tous la même capacité de béatitude – d’où leur plus ou moins grand éloignement par rapport au centre de la rose et leur distribution verticale entre les divers cieux – mais la capacité de chacun est parfaitement comblée.

Et la Confession orthodoxe, considérée comme le formulaire officiel des Eglises orthodoxes depuis le XVIIè siècle, déclare formellement : « Il y a neuf chœur d’anges divisés en trois ordres ou hiérarchies. »

Le lieu du bonheur éternel est la cité céleste (…)
« Au milieu de la place de la cité et des deux bras du fleuve, est un arbre de vie produisant douze récoltes. Chaque mois il donne son fruit et son feuillage sert à la guérison des nations (…) Il n’y aura plus de nuit. » (Apocalypse de saint Jean)
Le livre de Baruch et l’Apocalypse de Jean affirment tous deux que Dieu tient en réserve auprès de lui une cité céleste destinée aux élus (… )
L’ Apocalypse de Paul évoque la cité céleste plus longuement que le livre de Baruch. Compte tenu de son influence au Moyen Age, elle doit être rapprochée de l’Apocalypse de Jean (…)
Les cathédrales médiévales étaient souvent conçues et comprises comme des figures de la cité céleste et en intégraient des éléments.

Cette évocation chrétienne d’un jardin du bonheur, terre heureuse des origines devenue séjour d’attente ou les élus sont déjà dans le repos et la paix, s’est très tôt enrichie d’éléments empruntés aux traditions religieuses et poétiques des Grecs et des Latins. Les thèmes de l’âge d’or, des Champs Elysées, des Iles Fortunées et du paradis orphique promis aux initiés, avec ses prairies émaillées de fleurs et ses arbres chargés de fruits, se fondirent ainsi avec celui du verger des origines.

Une discussion s’est ouverte entre historiens sur les raisons pour lesquelles on a appelé « parvis » - paradisus en latin – l’atrium ou quadriportique précédant une église (…) Est-ce parce que ces quadriportiques faisaient fonction de cimetières ? Est-ce parce que, dans le cas de Saint-Pierre de Rome, la façade de la basilique donnant sur l’atrium comportait une mosaïque consacrée à l’Apocalypse ? (…) Le parvis, champs de paix en l’attente de la résurrection, était le nouveau paradis terrestre d’où les justes entreraient après le Jugement dernier dans la Jérusalem céleste symbolisée par l’église.

Quand et comment le mot « paradis » a-t-il glissé du sens de jardin d’Eden – ou de jardin d’attente- à celui de royaume des cieux ? Une première étape a consisté à décrire le lieu d’attente des justes comme un jardin de bonheur.

(…) en 1459, l’élève de Fra Angelico, Benozzo Gozzoli, avait adopté, un parti différent à la chapelle du palais Medici-Riccardi de Florence (…) mais la plupart des anges sont descendus au niveau de Bethléem et du jardin paradisiaque, entourant le lieu de la naissance de l’enfant-Dieu. La milice céleste venue exceptionnellement sur terre se répartit en plusieurs groupes : des anges jardinent et cueillent des roses ; d’autres, plus nombreux, prient, agenouillés de part et d’autre de l’enfant et de sa mère…

Autre œuvre significative de la joie paradisiaque de Noël, la Nativité (Londres, National Gallery) peinte par Botticelli aux environs de 1500. Les anges y tiennent une telle place (…) Il y a des anges partout : douze danses en se donnant la main dans un jardin irréel situé au-dessus du ciel…

La France a été, plus que tout autre, le pays des noëls. Il y eut, au XVè siècle et, plus encore, au XVIè siècle, une floraison de pièces à chanter ayant pour thème la naissance de Jésus.

Jessé, le père de David. Isaïe (11,1) avait prophétisé : « Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines. » (…) Cet arbre, dans l’esprit des évangélistes puis dans la pensée de ceux qui le reproduisirent en images, symbolisait à la fois l’incarnation de Dieu dans l’histoire et, grâce au Rédempteur issu de Jessé et de David, l’assomption finale de l’humanité au ciel de l’éternel bonheur.

L’au-delà n’est plus situé dans le ciel. Il n’est plus un lieu. Il perd ses couleurs et ses formes. Est-ce à dire qu’il s’est évanoui ? Jésus n’a pas décrit le paradis, mais il a affirmé la réalité d’un avenir éternel de paix et de bonheur.

Les textes spirituels de l’époque révèlent un vocabulaire inspiré par l’idéologie monarchique. Saint Thérèse d’Avila parle de la « majesté extraordinaire » de Jésus (…) Elle qualifie le Seigneur de « Roi, puissant, sage et riche de tous biens » (…) Thérèse affectionnait l’expression « Sa Majesté ».

Pascal, dans ses « Pensées », s’est bien gardé de décrire le paradis chrétien, se contentant de qualifier de « ridicule » celui de Mahomet et d’affirmer que le « gouffre infini » créé par le bonheur perdu à la suite du péché originel « ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire par Dieu lui-même. »

Un survol, même rapide, du discours paradisiaque chrétien révèle au contraire qu’il a toujours été constitué de deux éléments qui ont longtemps cohabité sans problème, malgré une apparente contradiction entre eux. Il a, d’une part, utilisé des images, les plus belles possible, évoquant la Jérusalem d’en haut, le jardin d’Eden définitivement retrouvé, la cour céleste, les anges musiciens (…) Mais il a, d’autre part, constamment affirmé que le bonheur de l’au-delà est indicible et irreprésentable (…) A l’origine de cette filière sont les deux Epîtres de saint Paul aux Corinthiens (…) la sagesse divine est « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, et, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. »

Saint Patrick (mort vers 461), l’apôtre de l’Irlande, s’appuie sur le texte de saint Paul pour dire l’impossibilité de concevoir le paradis.

Le catéchisme du concile est Trente est clair sur la question (…) « Il est vrai que dans la Sainte Ecriture, nous trouvons un bon nombre d’expressions pour le désigner, comme « Royaume de Dieu, de Jésus-Christ, des cieux, Paradis, Cité sainte, nouvelle Jérusalem, maison du Père ». Mais il est évident qu’aucun de ces noms ne suffit pour en exprimer la grandeur. »

Swedenborg (1668-1772). Le paradis lui-même comporte de bas en haut trois niveaux : le paradis naturel, le paradis spirituel et le paradis céleste. Toute une dynamique de purification permet la montée vers le sommet, comme chez Origène (…) Plus de blocage éternel dans la fixité de la vision béatifique. On n’a jamais fini de rendre service. Le bonheur du paradis consiste à aimer toujours davantage Dieu et les autres. Cette insistance nouvelle sur l’inépuisable dynamique spirituelle de la vie paradisiaque n’a pas par par hasard coïncidé avec la découverte par la pensée occidentale de la notion de progrès.

Pour Leibniz, un des inventeurs de la notion de progrès, le bonheur dans l’au-delà « ne consiste pas dans une parfaite possession (…) Il ne peut être qu’un progrès continu et ininterrompu vers un plus grand bien », opinion partagée aussi par Kant.

Sainte Thérèse de Lisieux rejoignit le courant de pensée qui postulait une intense activité au paradis.
« Mon ciel est de rester toujours en sa présence,
De l’appeler mon Père et d’être son enfant… »

Swedenborg renforça (…) la conviction ancienne selon laquelle le monde de l’au-delà ressemble concrètement au nôtre.

Elisabeth de la Trinité, comme Thérèse, est morte à vingt-six ans en 1906. « Pacifiez mon âme ; faites-en votre ciel, votre demeure aimée et le lieu de votre repos. » A une postulante elle assurait qu’une carmélite s’identifie avec Celui qu’elle aime « et le trouve partout. N’est-ce pas le ciel sur terre ! Ce ciel vous le portez en vous. »

« Le royaume des cieux n’est pas seulement près de toi, mais en toi » (Luther)

Le « ciel » vécu par l’âme qui a su fermer les yeux, telle est, en bref, l’expérience mystique.

(…) dans le jardin fleuri du Paradis de Giovanni di Paolo (New York, Metropolitan Museum), non seulement des anges accueillent des élus avec tendresse (…) mais les habitants de l’Eden éternel, en général par groupes de deux, s’entretiennent entre eux dans la plus parfaite compréhension mutuelle.

« Au paradis, tous peuvent dire de chaque particulier : c’est un autre moy-mesme ; en telle sorte que chacun est aussi aise du bonheur et contentement de son compagnon, que du sien propre » (Drexel, « Tableau des joyes du paradis », première moitié du XVIIè siècle)
Même s’il existe dans le ciel une « aussi grande inégalité de couronnes que de mérites », néanmoins chacun est content de son sort (…) Ainsi dans la situation paradisiaque chacun « jouit du bonheur de tous, pource que les aimant tous comme luy-mesme et, estant réciproquement aimé de tous, il fait son propre de leur propre bonheur. »

(…) « la consolation de revoir les êtres chers au ciel ne sera pas une distraction de la jouissance du Souverain Bien… Au contraire » (C.I. Ansaldi, 18ème siècle)

« Si les bienheureux ne se reconnaissent pas les uns les autres, quelle idée pourrait-on se faire du bonheur du ciel ? Il faudrait nécessairement s’imaginer une multitude d’êtres isolés les uns des autres, sans action ni rapports réciproques, immobiles, absorbés dans une contemplation immuable » (préface du livre « au ciel on se reconnaît », de François-René Blot, 1863)

L’Eglise de la terre et la Jérusalem céleste forment un seul ensemble qui est la cité de Dieu. Saint Augustin a partagé la même conviction. Il a enseigné que les mérites des martyrs sont les trésors des fidèles sur terre et que ceux-ci sont le « fruit de leurs labeurs ». Du haut du ciel les martyrs ne cessent d’intercéder pour les vivants.

La circulation des biens spirituels se fit intense entre l’ici-bas et l’au-delà, une « communion d’amour » unissant tous les membres des Eglises triomphantes (le paradis), souffrante (le purgatoire) et militante (la terre).

Mais pour Calvin, être au paradis, ce n’est pas se parler les uns aux autres et s’écouter les uns les autres, mais seulement jouir de Dieu, faire sa volonté et se reposer en lui.

"Nous n'avons pas perdu nos êtres chers qui ont quitté cette vie ; nous les avons seulement envoyés devant nous. Nous aussi nous partirons et nous irons vers cette vie où ils nous seront plus chers que jamais, comme aussi ils seront mieux connus de nous. Et là, nous pourrons les aimer sans crainte de séparation". (Saint-Augustin)

« Bien que tous les élus soient indissolublement élus en une parfaite charité, il y a toutefois une singulière communication, une joyeuse et sainte familiarité entre ceux qui se sont réciproquement aimés sur terre (…) Ce saint amour n’est aucunement diminué entre eux dans la vie éternelle ; au contraire, il leur apporte une plus grande abondance de joie et de contentement spirituel. » (Dialogues de Sainte Catherine de Sienne)
Saint Vincent Ferrier, dans un sermon, assure à ses auditeurs qu’« à la mort d’une sainte et dévote personne accourent les anges, les parents et les enfants morts en bas âge, et lorsqu’ils réalisent que leur père et leur mère sont à toute extrémité, ils demandent aux Christ de pouvoir accueillir cette âme. »

Thérèse d’Avila raconte qu’un jour, Dieu l’ayant « avec une irrésistible impétuosité », enlevée à elle-même, elle fut « transportée en esprit au ciel ». Et là, dit-elle, « les premières personnes que je vis furent mon père et ma mère. »

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