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dimanche 27 novembre 2022

« Devouchki » de Victor Remizov (2016)

- Trouve un acteur ou un chanteur, marie-toi, il t’achètera des culottes de luxe, des fourrures, te fera un môme et te quittera… Me dévisage pas comme ça. C’est très courant, tu ne regardes pas la télé ? (…) Ou alors tu te mets avec un papik aux grosses fesses, qui t’attrapera une fois par semaine, et tu seras à l’abri (…) Moi, si je pouvais, je ne penserais à rien, je ne travaillerais jamais, je vivrais, c’est tout. Si j’avais les moyens. Je suis peut-être une dépravée ? Je ne veux pas entendre parler de mariage (…) 
A Beloretchensk, elle traînait ainsi souvent au lit jusqu’à l’heure de déjeuner, feuilletait paresseusement des magazines, se voyait défiler sur un podium ou voyager à l’étranger.

Katia lui plaisait, il aurait voulu la contempler mais cela l’embarrassait. Il dissimulait sa gêne derrière une nonchalance outrée qui se manifestait dans ses mots comme dans ses gestes.


Ils marchèrent jusqu’à la place Taganskaïa. Alexeï continuait d’observer Katia à la dérobée. Elle avançait en silence, absorbée par ses pensées, levait parfois la tête et lui souriait.


Elle ne pouvait oublier les paroles de son père : « Une personne intelligente ne se trouve jamais dans ce genre de situation. » Ces mots si justes et désormais si déconcertants lui arrachèrent des larmes.


Une jeune vendeuse au visage rond riait dans sa cabine. En voyant Katia, elle prit un air distant.

- Vous désirez ? dit-elle en faisant l’effort minimum pour qu’on l’entende sans avoir à se fatiguer.

- Euh…

- Katia réfléchissait à ce qu’elle pourrait acheter à manger. Des ailes, des cuisses de poulet, du saucisson… Tout lui rappelait la fête de la veille. Elle se détourna avec effroi.


Les souvenirs de leur ancienne vie heureuse venaient la tourmenter. Son père était un homme fort et radieux dans un monde radieux, un homme joyeux est intelligent, comme elle. Ensemble, ils surmontaient les trivialités du quotidien. Son père avait été touché, c'était son tour à présent, et ils restaient seuls dans leur malheur. Elle avait perdu son confident et lui sa fille aimante (…)

Katia, couchée, fixait le plafond. Elle ne pouvait pas penser du mal de sa cousine et n'essayait même pas. Elle ne pouvait penser du mal de personne, ou accuser qui que ce soit. Son père était comme cela. Il la serrait contre lui, lui caressait la tête et disait : « Les gens ne sont pas mauvais, ils s'égarent. On peut le comprendre, nous nous sommes égarés nous aussi, c'est très difficile. »


Katia parlait d'une voix douce.

- Dans ces moments-là, il faut imaginer que Dieu te regarde, tu comprends ? Il te regarde. Si tu n'as pas honte devant Lui, tout est en ordre.


- Je l'aime, tu comprends ! C'est pas pour le sexe. J'ai compris tout de suite que ça n'avait pas d'importance.

Il se tut quelques instants et, comme s’il ne croyait pas à ses propres mots, regarda son père et demanda :

- C’est vrai, n'est-ce pas, ça n'a pas d'importance ?

Le père d'Alexeï garda le silence, absorbé par ses pensées.

 - C’est vrai, finit-il par dire. C'est triste, mais ça n’a pas d’importance.


- Entre Fiodor et moi, ma mère aurait dû avoir un enfant. Elle dit que c'est le poids le plus lourd qu'elle porte sur sa conscience. « Quand je vous regarde, toi et Fiodor, je vois que j'en ai tué un autre ! Comment porter ça, Katia ? »

Nastia joua avec le petit tas de verres multicolores qui cliquetait. Elle leva les yeux sur Katia.

- Et la mienne, tu sais combien elle en a tué ?

Nastia ricana sans en dire plus.


- Ne te presse pas, ma fille, nous avons le temps. Écoute ce que tu dis et ne te soucie pas de moi. Ce n'est pas au pope que l'on rend compte en confession (…) Prends ton temps, réfléchi et parle. Je suis un pécheur, moi aussi, je suis à tes côtés (…) 

Elles se sentait indigne du vieillard pénitent et, pétrie de honte, avait envie de se tenir à ses côtés. Elle fut envahie par une bouffée de chaleur. Soudain, comme si ses jambes l’abandonnaient, oubliant tout, elle s'effondra, se signa et se mit à pleurer. Elle murmura avec ardeur : « Seigneur, Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheresse. »


- C’est bizarre, ils sont tous heureux pour moi, même Gotcha… Il connaît pourtant Svetlana. Ce sont des gens bien, pourquoi se réjouissent-ils de mon déshonneur ?

Katia prononça cette dernière phrase en chuchotant.

- Écoute, dit Andreï en la prenant par le menton pour la contraindre à le regarder, tu souffres vraiment de cette situation ?

Katia ne répondit pas.

- De quel déshonneur parles-tu ? reprit Andreï. Ce sont des bêtises. Le monde moderne est infiniment plus souple que par le passé. La famille, de nos jours, c'est… je ne sais pas… la liberté individuelle est essentielle (…)

– Tu ne comprends pas… Enfin, si, tu comprends, bien sûr. Ce que je fais, c'est mal ! La modernité n'a rien à voir là-dedans.


- Andreï, je ne le ferai pas !

- Ce n'est pas dangereux, j'ai consulté un spécialiste, ce n'est pas un vrai avortement à ce stade, ça ne dure qu'une minute… Je serai là avec toi. Tu en auras beaucoup d'autres, Katia…

Andreï se tut quelques instants, cherchant, affûtant ses arguments.

- Ce n'est que le début de notre vie. De notre vie commune.

- Sa vie aussi a commencé… On ne peut pas tuer ses propres enfants (…) C'est vrai, je suis heureuse que cette enfant soit de toi. Ça me fait si plaisir, je suis si heureuse. Je n'ai besoin de rien. J'ai été voir le prêtre, il s'est réjoui, il m'a félicité (…)

Le visage émacié de Katia rayonnait d'un bonheur calme et fatigué. Andreï la regarda avec méfiance.

- Tu es retournée chez ce prêtre qui confesse à genoux…

- Oui, j'ai cru perdre la raison, je suis allée le voir hier, il m'a apaisée.

- C’est le Moyen Âge, mon Dieu ! dit Andreï, affligé.

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