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mardi 13 novembre 2018

« Revenu des ténèbres » de Kouamé (2018)


En Afrique (…) on dit qu’un vieux assis voit plus loin qu’un jeune debout (…) Chez nous, quand quelqu’un d’âgé te gronde, tu peu être fier parce que c’est le signe qu’il s’intéresse à toi, qu’il croit en toi.

En Afrique, quand tu perds tes deux parents, tu as tout perdu. Il ne faut pas penser que quelqu’un va prendre soin de toi comme si tu étais son enfant. Les trois premiers jours, oui, peut-être, ils vont te donner à manger, mais ensuite, ils vont te lâcher. Débrouille-toi.

(…) au village (…) tes amis avec qui tu vas jouer (…) vont te dire que c’est à cause de toi si tu as perdu tes parents, tu les as fatigués, tu les as embrouillés, et ils sont morts. Ils vont te dire que c’est ta sorcellerie qui les a tués.

En Afrique, si tu t’occupes de ton enfant, si tu lui payes des études pour qu’il réussisse, c’est pour qu’il s’occupe de toi quand tu seras vieux. Si ce n’est pas ton enfant, mais juste ton neveu, il n’est pas tenu de s’occuper de toi, alors pourquoi tu lui payerais des études ?

Si tes enfants ont de l’argent, tout le monde a envie de venir aux funérailles pour rendre hommage au défunt, mais personne ne va venir à des funérailles de pauvre, c’est comme si le défunt n’avait jamais existé.

Les policiers, c’est tout ce qui les intéresse, ils s’en foutent que tu n’aies pas de papiers du moment que tu as de l’argent. Ils s’en foutent de qui tu es, de ce que tu trafiques, si tu peux payer, tu peux aller où tu veux.

Les policiers et les militaires libyens, qui reçoivent de l’argent de l’ONU pour rapatrier les migrants dans leur pays d’origine (je l’ai appris par la suite), les abandonnent en réalité à Dirkou, à quelques kilomètres seulement de leur frontière.
ils ont tout donné pour arriver en Libye, et une fois refoulés dans ce lieu oublié du monde, ils n’ont plus aucun moyen de gagner de quoi rentrer chez eux. Ils sont perdus, destinés à disparaître.
A Dirkou, des femmes se prostituent pour deux cent francs CFA, soit vingt centimes d’euro, pour s’acheter de pain. Elles mettent au monde des enfants dont elles ne connaissent pas le père et qui sont voués, comme elles, à mourir de faim.

Trois toilettes pour trois ou quatre cents prisonniers, tu peux devoir attendre plusieurs heures en te tenant le ventre, et finalement tu fais sur toi. Les toilettes sont plus dégoûtantes qu’une porcherie. Si les policiers passent par là, ils vont te dire de nettoyer. Mais qui peut nettoyer ça ?

Je comprends un peu plus tard, quand arrive la fête de Tabaski, qui est aux Libyens ce que Noël est aux européens. Ce jour-là, les enfants sont rois, ils reçoivent des cadeaux de leurs parents, et toutes les familles se retrouvent dehors pour manger, se réjouir et faire la fête (…) les enfants m’aperçoivent, et aussitôt ils se mettent à hurler « Ghalaan ! Ghalaan ! » et commencent à me jeter des pierres. Comme je vois que les parents rient et applaudissent, j’imagine d’abord que c’est un jeu. Puis plusieurs pierres m’atteignent la tête, au thorax, et comme les enfants se rapprochent en hurlant, je me mets à courir pour leur échapper et regagner le chantier (…)
- Mais qu’est-ce que ça veut dire « Ghalaan » ?
Tu veux vraiment le savoir ? Ça veut dire : « Un singe ! Un singe ! » Tu comprends, maintenant, comment les Libyens te regardent ?
- Vous êtes le bienvenu en Europe.
Ce sont ses premiers mots. Quatre ans plus tard, je les entends encore, et je peux encore éprouver, à les murmurer, l’écho du soulagement qu’ils ont provoqué en moi.
(…) Couvrez-vous vite ! »
Elle me regardait, elle souriait, mais moi j’étais choqué de voir des Blancs traiter des Noirs comme des êtres humains. Pourquoi ils ont gentils ces Blancs-là, je me demandais, pourquoi ils s’intéressent à nous ?

- Mais pourquoi tu es parti ?
- Là-bas, en Espagne, je ne sais pas parler.
- Cecilia, elle a beaucoup pleuré que tu sois parti. Elle a appelé partout…
- Elle a pleuré, Cecilia ?
- Attends, elle arrive, elle va te parler. 
C’est là seulement que j’ai compris, en l’écoutant, que les Européens ne pensent pas comme les Africains. Chez nous, un jeune qui s’en va, tout le monde s’en fout. Aujourd’hui tu meurs, demain on ne parle plus de toi. En Europe, personne ne peut se perdre, aucun crime, aucune disparition ne peut passer inaperçue (…) j’ai commencé à comprendre ce jour-là, en l’écoutant, que pour les Européens la vie a beaucoup plus d’importance que pour nous, les Africains.

Si moi aussi j’avais décidé de me réfugier au village après la mort de nos parents, je n’aurais peut-être pas été aussi choqué par la façon dont Aïcha était traitée par son mari. Mais je vis dans un pays - la France - où les femmes occupent partout les mêmes fonctions que les hommes, où jamais elles n’apparaissent comme les esclaves de leurs maris.

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