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mardi 15 mars 2011

"Dans le château de Barbe-Bleue (Notes pour une redéfinition de la culture)" de George Steiner (1971)

Nous sommes un peu saisis de cette entêtante sensation d'un possible illimité à la lecture des décrets de la Convention et du gouvernement jacobin : c'est maintenant, dans le triomphe de l'heure qui vient, que vont être éliminés l'injustice, la superstition, la pauvreté. Dans les quinze jours, le monde aura achevé sa vieille mue.

L'accélération du temps…

C'est dans les années qui succédèrent à Waterloo qu'il faut chercher les racines du grand ennui que, dès 1819, Schopenhauer définissait comme le mal qui rongeait l'âge nouveau.
Après Napoléon, que restait-il à faire ? Comment des poitrines promises à l'atmosphère grisante de la révolution et de l'épopée impériale auraient-elles pu respirer sous le ciel plombé de l'ordre bourgeois ?

Si la culture occidentale avait perdu de son brillant, il existait peut-être d'autres sources d'inspiration parmi les tribus sauvages.

L'idéal romantique de l'amour (notons l'importance accordée à l'inceste) magnifie la croyance selon laquelle le terrorisme sexuel, l'exploitation du pathologique peuvent rendre à l'existence individuelle ses pleines couleurs de réalité et, en quelque sorte, nier la grisaille de la routine bourgeoise. Il n'est pas interdit de voir dans le thème byronien de la damnation par l'amour interdit et dans le Liebestod de Wagner des substituts de l'actions révolutionnaire et de ses dangers envolés.
L'artiste se fait héros. Dans une société asphyxiées par la répression, l'œuvre d'art devient le haut fait par excellence.

Les formes de l'ennui et l'appel à la destruction brutale sont-ils des constantes de l'histoire des formes sociales et intellectuelles, dès que celles-ci franchissent un certain seuil de complexité ?

Quand il s'en prenait à l'action obtuse de la causalité, de l'irréversibilité du temps, des processus utilitaires, le dadaïsme, né à Zürich pendant la guerre, sapait en fait la trame de la raison débile qui, au fil des jours, mettait au point, sanctionnait, justifiait la mort de dizaine de milliers d'hommes.

Seul un écorché vif de génie comme Nietzsche pouvait ressentir dans sa chair le "meurtre de Dieu" et vibrer à cette fin libératrice. Il y avait, à portée de la main, une vengeance plus facile, un moyen plus simple de racheter les siècles de mauvaise foi, de ressentiment inconscient mais lancinant contre l'idéal inaccessible du dieu unique. En tuant les juifs, la culture occidentale éliminerait ceux qui avaient "inventé" Dieu et s'étaient faits, même imparfaitement, même à leurs corps défendant, les hérauts de son Insupportable Absence. L'holocauste est un réflexe, plus intense d'avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des tendances polythéistes et animistes de l'instinct.

Les livres des Prophètes, le Sermon sur la Montagne et les paraboles de Jésus (qui tiennent tant de la langue des prophéties) dépassent en exigence morale tout ce qu'on peut imaginer. Ces paroles nous sont si familières, malgré leur encombrante grandeur, qu'il nous arrive d'oublier le côté pressant de l'appel qu'elles lancent et de n'y voir que convention. Celui-là seulement qui perd la vie, qui véritablement fait le sacrifice de sa personne, celui-là vivra. Le royaume de Dieu appartient aux déshérités, à ceux qui se sont volontairement dépouillés de toute possession, de tout égoïsme protecteur. Il n'est pas de salut dans la voie moyenne.

Le monothéisme au mont Sinaï, la chrétienté primitive, le socialisme messianique : trois instants suprêmes où la culture occidentale affronte ce que Ibsen appelait "les exigences de l'idéal".

A trois reprises, c'est du même centre historique qu'est partie sa voix. (Des spécialistes estiment à 80% la proportion de juifs parmi les théoriciens de l'idéologie du socialisme et du communisme rédempteurs.)

Exaspérant parce qu"à part", acceptant la souffrance comme clause d'un pacte avec l'absolu, le juif se fit, pour ainsi dire, la "mauvaise conscience" de l'histoire occidentale.

En s'en prenant aux juifs, le christianisme et la civilisation européenne s'en prenaient à l'incarnation, souvent instable et irréfléchie, de leurs espérances les plus hautes. C'est à peu près ce que Kafka voulait dire quandil affirmait,avec une humilité arrogante, que "celui qui frappe un juif jette l'homme/l'humanité (den Menschen) à terre".

Profane, matérialiste, belliciste, l'Europe moderne cherchait à extirper de son propre organisme et de son héritage ces porteurs de l'idéal, archaïques, ridiculement démodés et cependant indestructibles.

On peut dire que l'holocauste est une réédition de la Chute. On peut y voir l'abandon volontaire du Jardin d'Eden, la politique de la terre brûlée habituelle aux fuyards. De peur que le souvenir de l'Eden ne continue d'empoisonner de rêves débilitants ou de remords les vertes années de la barbarie. Après cette tentative avortée de tuer dieu, après avoir été à deux doigts de réussir à assassiner ceux qui l'avaient "inventé", la civilisation s'enfonça, exactement comme Nietzsche l'avait prévu, dans "la nuit de la nuit".

Amorphe, envahissante, notre familiarité avec l'horreur représente pour l'humanité une défaite absolue.

Qu'il revienne à l'éducation d'assurer le progrès moral et politique, tel était bien le dogme laïc : l'instruction publique, par l'entremise des lycées, bibliothèques municipales et cours du soir, se substituait aux illuminations intérieures, aux élans vers la perfection morale, jusque-là sanctionnés, pour une poignée d'élus, par la religion. C'est ainsi que la formule des Jacobins, selon laquelle l'école est le temple et le forum moral d'un peuple libre, marque la sécularisation d'un pacte utopique, d'essence théologique, entre la réalité et les ressources de l'homme.

Voltaire et Matthew Arnold tenaient tous deux pour acquis le lemme fondamental selon lequel les humanités humanisent.

On ne peut plus soutenir que les littératures grecque et latine renferment l'essentiel du savoir (…) : leurs prétentions à "fournir la meilleure préparation dans le domaine des idées, de la morale et de la politique" sont en train de se dissiper.

Notre virtuosité à faire de la terre un enfer, tout comme notre lucidité devant l'échec de l'éducation et de la culture à apporter aux hommes "douceur et lumière", est un signe criant de ce qui a été perdu. Nous sommes contraints d'en revenir à un pessimisme pascalien, à un modèle de l'histoire fondé sur le péché originel. Il ne nous est que trop facile, désormais, de reconnaître avec de Maistre  que notre jungle politique, l'acquiescement de l'homme cultivé et assoiffé de technique au massacre, accomplissent la prédiction de la Chute.

(…) peut-il y avoir valeur sans hiérarchie ?

(…) le no man's land de l'indifférenciation…

Est-il fortuit que tant de triomphes ostentatoires de la civilisation, l'Athènes de Périclès, la Florence des Médicis, l'Angleterre élizabéthaine, le Versailles du grand siècle et la Vienne de Mozart aient eu partie liée avec l'absolutisme, un système rigide de castes et la présence de masses asservies ? (…) La notion de culture n'est-elle pas, après tout, synonyme d'élite ?

L'important réside en une complication et une transformation dont le rythme est sans équivalent dans l'histoire  : la vie de Churchill s'étend de la bataille d'Omdurman, livrée à cheval, sabre au poing, de façon presque homérique, à l'élaboration de la bombe à hydrogène.

Une grammaire explicite est une soumission à l'ordre : c'est une mise en place -d'autant plus impérieuse qu'elle entre en vigueur plus tôt dans la vie individuelle- des forces et mérites qui régissent le corps politique : "classe", "classification", "classique" ont des résonances apparentées.

Quand se dérobe ou s'étiole la croyance religieuse, étroitement liée à la primauté classique du langage, la musique rassemble et engrange nos "moi" épars.

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